Fyctia

Accoudée au plan de travail de la cuisine familiale, j’observe le café couler dans la verseuse en verre. Le goutte à goutte est hypnotique. L’odeur du nectar brun flotte autour de moi, m’enveloppant dans un brouillard bienfaisant. Encore quelques instants et je vais m’affaler comme une loutre. Je suis épuisée.

On n’a pas idée aussi de ne pas dormir du tout. Pourtant, je ne regrette en rien ma soirée. Je suis tellement heureuse pour mes amies. Elles vivent leur amour sans prendre en compte les qu’en dira-t-on. Et puis j'ai pris plaisir à sortir du cadre de la maison. Penser à autre chose m’a fait un bien fou.

Soudain, l’image du bel inconnu vient s’imprimer sur mes rétines. Je n’en reviens pas d’avoir répondu à son message. Il faut croire que les supplications de Charlotte ont eu l’effet d’un mantra subliminal. Son approche m’a fait sourire. Il a réussi à condenser les pires clichés en un truc original et léger.

Nos échanges sont restés d’une banalité sécurisante. Comme moi, il ne semble pas être un habitué de ce type de rencontre. Pourtant je préfère rester mes gardes. C’est peut-être un type qui collectionne les petites culottes. Et ça je préfère éviter. Même si je n’ai aucun complexe sur ma sexualité, je ne suis pas une adepte des plans cul. Mon lit est aussi vide que le désert de Gobi.

Entre la disparition de mon frère, ma rupture, mon retour au domicile familial et mon changement radical de vie, il n’y a pas eu de place pour un autre homme. Je suis concentrée sur l’affaire familiale et nous voyons le bout du tunnel. Alors quitte à me lancer, autant ne pas perdre de temps avec les futilités. Car du temps, je n’en ai pas des masses.

La journée s’annonce longue. Je bois mon mug de café et file prendre une douche pour me remettre les idées au clair. Vêtue d’un jean slim noir et d’un top bleu ciel, j’attache ma longue chevelure en un chignon lâche. La chaleur commence déjà à s’installer mais le short n’est pas permis. Je suis de corvée de livraison de farine chez les boulanger du secteur.

J’ai de la chance. Comme je suis une enfant du pays, tout le monde me connait et les artisans m’aideront pour le déchargement de la camionnette.

La tournée terminée, je rejoins mon père pour mettre en place les fruits et légumes dans la boutique. Il a le teint buriné par le soleil. Ses mains rugueuses prennent mon visage en coupe et il me dépose un baiser sur le front. J’ai toujours eu cette relation privilégiée avec mon père. Même s’il est avare de mots, son regard dit tout ce qu’il y a à savoir.

— Tu as l’air fatigué ma fille.

— Je suis crevée. Je n’ai pas dormi.

Les reproches dans ses yeux se passent de commentaire.

— Je suis sortie avec la bande hier soir, me justifié-je. Charlotte et Myriam nous ont annoncé qu’elles vont se marier. Alors on a fêté ça.

— C’est bien que tu sois sortie.

Son léger sourire me fait du bien. Sa joie de vivre est aux abonnés absents. Alors quand une petite trace de bonheur s’infiltre sur son visage, je me dis que je ne fais pas tous ces sacrifices pour rien.

— A ce propos, les filles m’ont demandé si elles pouvaient squatter une partie du champ de blé pour leur cérémonie, le questionné-je.

— Tu n’avais pas besoin de demander. Elles font partie de la famille. Alors c’est oui évidemment.

— Merci papa.

J’ai tellement d’amour pour cet homme ouvert et généreux.

— Est-ce que vous avez besoin d’aide la semaine prochaine pour le début des moissons ? Parce que je peux prendre une place sur le planning et…

— Il n’en n’est pas question, me coupe mon père. Tu en fais déjà bien assez comme ça.

Sa réponse ne suppose aucune contestation. Le patriarche a parlé.

Les clients se succèdent à flux régulier toute la matinée. Au moment de fermer la porte pour l’heure du déjeuner, il ne reste plus grand-chose sur nos étals. Cela me ravit parce que cela veut dire que nous avons fait les bons choix.

Ma mère me surprend et je sursaute quand elle pose sa main sur mon épaule.

— Ton père m’a dit que tu n’avais pas dormi, me reproche-t-elle gentiment.

— Je vois qu’il ne peut pas tenir sa langue, la taquiné-je.

— Tu as assez travaillé pour aujourd’hui. C’est moi qui vais tenir le magasin tantôt.

— Ça va aller maman. Ne t’en fait pas.

— C’est un ordre ma fille. Tu as besoin de repos. Et moi, ça va m’occuper. Comme Madeleine n’est pas là, la maison est bien vide.

— Comme tu veux.

Nous partons ensemble et rejoignons Milo et mon père sur la terrasse. Située à l’ombre d’un bouleau, nous profitons de déjeuner en extérieur. Un week-end sur deux, les ouvriers ne sont pas là. Ces moments entre nous permettent de rester soudés et d’échanger.

Le repas terminé, je décide d’aller me changer pour une tenue plus légère. J’enfile un maillot de bain et un short en jean. Dans mon sac, je jette une serviette éponge, un bouquin et mes écouteurs. Mes sandales aux pieds et mes lunettes de soleil vissées sur le nez, je prends la direction de la rivière.

L’avantage de la campagne, c’est que je n’ai pas besoin de partager mon petit coin de paradis. Sous l’épais feuillage du saule pleureur, je dépose ma serviette sur l’herbe fraîche. Etendue sur le dos, je prends quelques instants pour observer les feuilles caressées par une brise légère. L’écoulement de l’eau et les pépiements d’oiseaux m’apaisent. Sereine, je repense à Fabian.

Puis, portée par le calme ambiant, je ferme les yeux et sombre dans un profond sommeil. Sans rêve. Ou presque. Un visage danse dans mes songes et je suis encore troublée quand je me réveille. Je m’étire tel un chat puis récupère mon téléphone pour mettre en route ma playlist.

Une notification est en attente sur l’écran. C’est lui. Mon cœur s’affole. Une vraie midinette.

• Alors, tu en es à combien de perfusions de café ?

Un sourire fleurit sur mes lèvres. Prise d’une pulsion soudaine, je décide de lui envoyer une photo de mon décor bucolique. Je cadre pour qu’il puisse avoir une vue d’ensemble. Je lui envoie avant que mon accès de confiance s’envole, et y ajoute un petit mot.

• Au KLM.

Je parle comme une ado et ça me fait marrer.

• Comment ça, tu as le temps de te reposer ?

Je ris à sa remarque et m’empresse de lui répondre.

• Ordre de ma mère. Il semble que je faisais peur à voir apparemment. Et toi, tu fais quoi ?
• Tu te souviens quand je t’ai parlé que mon frère saurait se faire rembourser de ses services ?