Fyctia
Chapitre 36
Dans l’obscurité d’une chambre au lit des plus douillet, Héloïse flotte entre conscience et inconscience, telle une plume oscillant au gré des vapeurs d’opium. Les bruits étouffés des engrenages d’une horloge s’entremêlent à la voix inquiète de Félix qui discute avec Raoul.
— Il faut informer Anatole sans tarder ! s’exclame Félix, son ton virulent trahissant son impatience.
— Du calme, major, répond Raoul d’une voix douce et raisonnable. L’état d’Héloïse est stable pour le moment, et Anatole se remet encore de ses propres blessures. Attendons au moins l’aube pour le tirer de son lit. Nous avons tous besoin d’une bonne nuit de sommeil.
Héloïse sent le soulagement imbiber le coton de ses pensées. Elle est heureuse que son frère aille mieux et qu’ils choisissent de le laisser se reposer cette nuit. Avec un peu de chance, ses blessures guériront plus rapidement que prévu et elle sera sur pied dans la matinée, ce qui lui éviterait de révéler son secret à Anatole.
— Vous étiez étonnamment bien équipé et efficace ce soir, souligne Félix.
— Je suis à ses côtés depuis qu’elle a décidé de se lancer dans cette folle aventure. Je serais un bien piètre comparse si je ne m’étais pas préparé à toutes éventualités. Même si j’aurais préféré ne pas en avoir l’utilité…
Le temps semble s’étirer comme un ressort distendu et Héloïse s’enfonce de nouveau dans un sommeil peuplé de rêves étranges et colorés. Lorsqu’elle émerge de sa léthargie, elle perçoit les voix de Félix et Raoul, attendant impatiemment l’arrivée d’Anatole.
— Il ne va pas tarder, on vient à peine de recevoir son tube… Laisse-lui le temps d’arriver !
— Ah, te voilà enfin ! lance Félix lorsque la porte s’ouvre, laissant approcher la démarche claudicante de son frère. As-tu ramené une poche de sang ?
Au rythme des coups de canne sur le sol, elle devine qu’Anatole se précipite à son chevet, inquiet :
— Que s’est-il passé ? Elle va bien ? Par l’æther, elle est livide !
Ils lui font un résumé des récents évènements. Il lui faut un peu de temps pour digérer le fait qu’Arsène Lupin soit l’alter ego de sa sœur, mais il met sa surprise et sa désapprobation de côté pour le moment. Il lui passera un savon en bonne et due forme quand elle aura repris des forces à n’en point douter.
— Tout le sang prélevé à Mère m’a été injecté, mais je suis prêt à lui donner le mien si cela peut l’aider.
— Non, Anatole ! intervient Raoul fermement. Tu viens tout juste de recevoir une transfusion, ce ne serait pas raisonnable. De plus, comme c’est votre mère qui a donné le sang en question, on ne peut pas non plus lui en prélever davantage sans l’affaiblir dangereusement. Ce n’est pas ce que souhaiterait ta sœur.
« Il ne manquerait plus que ça ! » songe-t-elle. Comme si elle ne s’en voulait pas déjà assez. Elle apprécie à sa juste valeur l’amitié de Raoul qui la connait si bien. Elle note de lui offrir une dizaine de vestons. Au moins !
— Alors je vais chercher notre père, annonce Anatole, déterminé.
— Lequel ? marmonne Félix ente ses dents.
Raoul lui assène un coup de coude et se tourne vers Anatole :
— Fais-le venir uniquement s’il est O négatif. Inutile de dévoiler les secrets d’Héloïse sans une bonne raison.
Héloïse est touchée par la discrétion de son ami et l’en remercie silencieusement. Ce sera une vingtaine de vestons. Une lueur d’espoir brille dans son cœur, telle la flamme d’une bougie vacillante dans l’obscurité. Peut-être que cette épreuve sera surmontée, sans avoir à révéler son secret au monde entier. Si seulement elle arrivait à ouvrir les yeux, leur faire un signe…
— Au fait, votre plaisanterie était du plus mauvais goût ! Ce n’est pas parce que j’étais alité que je souhaitais perdre mon temps ! dit Anatole avant de claquer la porte.
Elle se sent voguer entre les limbes de la conscience et l’abîme du sommeil, ses pensées entravées par une brume épaisse. L’écho lointain des voix de Raoul et Félix parviennent à ses oreilles, leur conversation prenant un tour inattendu.
— Tu es donc au courant de sa filiation ? s’exclame Raoul, stupéfait.
— Depuis peu, avoue Félix, songeur. Mais qu’en sera-t-il si le comte n’est pas du bon groupe sanguin ?
— Il ne nous reste plus qu’à prier pour que ce soit le cas, répond Raoul, fataliste.
Héloïse a changé d’avis. Que son identité secrète éclate au grand jour si elle peut préserver Anatole d’une cruelle déconvenue. Elle souhaite de tout cœur que leurs prières soient exaucées, mais elle craint que le sort n’en décide autrement.
Les heures passent, marquées par le grincement régulier du plancher sous les allers et retours de Félix et Raoul. La figue et le tabac alternent avec le citron et la menthe. Finalement, Anatole revient, ses nouvelles ébruitées par son pas trainant, éventées par ses soupirs comme les stigmates d’une lourde déception.
— Notre père est AB positif, annonce-t-il d’un ton grave.
Héloïse tente de se rassurer intérieurement : « il ne fera pas le rapprochement avec leur absence de lien biologique ». Elle se répète ce mantra en boucle autant pour s’en convaincre que comme une prière à l’univers. Cependant, cette nouvelle soulève un problème bien plus pressant.
— Que fait-on ? On ne peut pas la laisser dans cet état ! s’inquiète Félix, perplexe.
— Nous allons devoir l’emmener à l’hôpital, se résout Anatole déterminé.
« Non ! » s’écrie Héloïse en silence, terrifiée à l’idée de dévoiler non seulement son secret, mais surtout la preuve que Père n’est pas son père biologique aux yeux du monde. Car les médecins, eux, ne manqueront pas de relever l’impossibilité génétique. Comment leur faire entendre raison ? Puisant dans ses dernières forces, elle parvient à murmurer :
— Lépine…
Elle sent la pression des doigts de Félix sur les siens.
— Pas tout de suite. Nous avons une dernière possibilité avant d’en arriver là, déclare Félix.
Elle est rassurée qu’il l’ait entendue, mais avant d’avoir pu demander à ce qu’ils tiennent Anatole à l’écart, les ténèbres l’engloutissent à nouveau, la laissant prisonnière de ses craintes et de ses incertitudes.
9 commentaires
Sand Canavaggia
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Il y a un an
Le Mas de Gaïa
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Il y a un an