JoelBel Comme On a Dit Résidence des lilas

Résidence des lilas

C'est en renfilant son jean, après le yoga, qu'elle avait trouvé le Mappy imprimé la veille indiquant comment se rendre chez Brigitte Krüger, 8 résidence des Lilas, à Nanterre. Qu'était-elle allée chercher là- bas ? Elle n’en avait aucune idée. Elle voulait voir, aller au bout de ses doutes, vérifier ce que lui avait dit Rebecca l'autre jour au café le Denfert


- Vous savez, moi qui l'ait visité pendant deux ans je peux vous le dire : Mathias est malade. Il a des

hallucinations. Sa petite amie est morte mais il continue à croire qu'elle est en vie. Il a peint son visage dans sa cellule. Il continue de lui envoyer des lettres. C’est pour ça que je lui ai donné mon numéro de téléphone. Je voulais l’aider à s’en sortir. Trouver une église qui puisse l'accueillir. Mais je n’aurai pas dû. J'ai fait une erreur. Vous savez, en tant que visiteur de prison, on croit toujours qu’on peut faire plus que ce qu’on peut vraiment...


Alice avait pâlit.


- Est-ce que vous croyez qu’il me prend pour... pour cette... morte ?


- Pour être franche, c’est ce que je pense depuis que j’ai reçu votre coup de téléphone.


En sortant de son cours de yoga, Alice avait repensé à tout ça, à l'Américaine, au petit numéro d'Henri. A peine rentrée de son rendez-vous avec Rebecca, le cerveau brumeux, encore agité par ces surprenantes révélations, elle s'était pliée aux mielleuses injonctions d'Henri. Assis-toi là s'il te plaît, ce ne sera pas long, décontracte-toi, écoute-moi. Sur son trente et un, sa veste en velours et son pantalon trop court soigneusement repassés, il lui avait annoncé avec un sourire d’agence de voyage qu’ils partaient en vacances, tous les deux. Ils allaient voir Louise en Savoie, il avait tout organisé, ça leur ferait du bien. Alice avait tiqué au « leur. » Elle avait eu un petit sourire condescendant, l'avait même trouvé attendrissant. Puis elle s'était improvisée pédagogue. Comment dire. Elle n’avait rien contre le principe des vacances, non, c’était un bon principe ; ce qui la dérangeait, c’était le principe de son attitude. Elle avait soufflé à l’intérieur d'elle-même pour rester froide et lucide et, voyant qu'il ne comprenait toujours pas, avait parlé d’une voix ferme, mis sans tension les points sur les i. Personne n’avait aimé, ni elle, ni lui. Elle avait commis une erreur en venant ici et un peu de distance s'imposait. Il fallait qu'il fasse son deuil sans elle. Elle n'irait nulle part avec lui, que les choses soient bien claires. Elle n'était pas amoureuse – elle avait insisté sur le « pas » histoire de bien marquer la rupture une fois de plus, de faire comme si le passé n'avait jamais existé –. Plus tard, peut-être, on verrait, s'était-elle sentie obligée d'ajouter pour faire passer la pilule. Ça avait été comme rompre une deuxième fois.


Alors non, elle n'était pas pressée de retourner prendre ses affaires. Elle préférait rouler.


Au sortir du tunnel de la défense, des trainées de lumière orange aux coins des yeux, elle avait remis un coup de gaz pour mettre à distance ses contradictions. Qu'était-elle en train de faire ? Comment pouvait-on porter plainte un jour et rendre visite à son bourreau un autre ? Alors c'était quoi ? Les conditions de détention, savoir qu'elle risquait d’envoyer un homme au trou en sachant pertinemment ce qu'il allait endurer ? Où y avait-il autre chose, une fascination du pire, un intérêt morbide qui comblait son vide intérieur, lui donnait le frisson manquant du quotidien ? Au point de commencer à enquêter. Car comment appeler ses investigations de l'autre jour autrement qu’un début d’enquête ? Henri parti, elle était allée terminer ses recherches au café Internet en bas de la rue, avait tapé « Mathias Krüger » en jetant deux ou trois coups d’œil idiots dans son dos, pour le cas où Mathias lui saisirait les épaules en faisant « bouh ! » Quelques minutes plus tard, elle avait localisé quatre Mathias Krüger sans photo, inscrits sur le site « copaindavant. » Des profils laissés en friche. Des cases qu'on remplit à la va-vite, qui intéressent pendant une semaine, un mois tout au plus, et puis on n’y revient plus, une fois peut-être, au bureau, pour se désennuyer quelques minutes. Mais Internet a bonne mémoire. Rien ne s’efface. Preuve en est, devant ses yeux, trois villes étaient apparues : Toulouse, Massy, Nanterre. Elle s'était connectée au site des pages blanches, s'était remémorée la conversation avec l’Américaine, avait tapé « Krüger, Nanterre » et lancé une impression. Les feuilles récupérées, elle s’était enfermée dans une cabine et, un à un, avait composé les numéros affichés sur les pages, une trentaine en tout. Chaque fois, elle avait demandé à parler à Mathias, chaque fois, elle avait guetté une inflexion de voix, un silence évocateur. A l’avant-dernier appel, au moment où elle commençait à se faire une raison, où, presque soulagée d’avoir fait chou blanc, elle se moquait d'elle-même en souriant aux tarifs vers l’Afrique punaisés au mur, une voix d'outre-tombe l'avait sortie de sa torpeur. L'espace d'un instant, elle s'était sentie maraboutée.


- Mathias ? L’est pas là. S’rait pour quoi ?

- Pour rien... pour rien... J’ai dû me tromper excusez-moi...


Elle avait raccroché.


Seule dans sa cabine, elle avait rigolé, un peu sur les nerfs, tapotant la tablette en bois beaucoup trop fort. Elle ne s’attendait pas à une voix pareille. Mais qu’attendait-elle au juste ? Un nom ? Une adresse ? Quelque chose à quoi s’accrocher ? Et si toutes ces recherches ne tenaient qu’à ça ? Un prétexte pour se perdre dans d’autres vies que la sienne ?


Elle avait laissé cette pensée de côté et était retournée au PC numéro huit imprimer un Mappy.



A la vue du panneau Nanterre, Alice avait décéléré et coupé la bande pointillée en se penchant dans le virage.

Elle y était presque.


Encore ce mur gris à longer, qui protégeait le parking du centre commercial abandonné, en pleine

zone industrielle. Face à elle, au bout de la ligne droite, le complexe Rive Défense apparaissait tel un mirage urbain. A droite, sur le panneau d’affichage au-dessus du talus d'orties, une réclame pour Karting 92 résistait aux intempéries. Dans ce no man's land de béton moderne, un homme, sorti de nulle part, déambulait baguette sous le bras, attestant malgré tout de la présence d'êtres humains. Alice avait pensé : « bienvenue en banlieue parisienne » et avait passé le pont au-dessus du maillage impressionnant des voies de chemin de fer. Un peu plus loin, elle avait repéré d'anciens rails coulés dans la chaussée, qui traversaient la route et terminaient leur course dans l’entrepôt Peugeot. C'était là, après les poids-lourds garés sur le trottoir. Le panneau fléché était formel : "Résidence des Lilas".


Mathias habitait là.

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