Fyctia
40. Sebastian & Victoria
Mercredi 15 mai — Sebastian
À part mes enfants, je n’ai parlé à personne durant les sept jours qui viennent de s’écouler.
Même pas à Nicholas. Je ne suis pas allé au club, je lui ai menti en prétextant une commande urgente d’une galerie. C’est la première fois que je lui cache quelque chose. Heureusement qu’il ne communique pas en direct avec mon agent, bien qu’ils se connaissent. Molly lui aurait dit que c’est faux : je n’ai aucune commande en ce moment. J’ai plutôt des toiles qui ne trouvent pas preneur, à cause de ma lubie pour le surréalisme, comme elle l’appelle. Ça tombe bien, cela dit, Molly est très occupée, car elle organise ma prochaine grosse exposition qui aura lieu début septembre dans un hôtel chic de New York. Elle ne me harcèle donc pas pour que j’avance sur des projets plus vendeurs.
J’ai toutefois dû échanger un minimum avec ma mère et mon ex-femme à propos des enfants. Elles ont depuis longtemps accepté mon côté « ours » et ne se sont donc pas étonnées de me voir si renfermé sur moi-même. Elles ont dû penser justement que je me trouvais dans une sorte de transe créatrice et que j’avais hâte de me cloîtrer dans mon atelier.
C’est faux. J’ai à peine avancé sur mes travaux en cours. Car mon rapprochement avorté avec Victoria accapare toutes mes pensées. Pourtant, je n’ai même pas eu envie de parler d’elle avec mon petit frère, mon confident depuis toujours. En général, il est au courant de ce qui m’arrive en premier, comme mes succès professionnels, ma rencontre avec Emily, ses grossesses, le moment où notre couple a commencé à battre de l’aile et son adultère. La réciproque est vraie, il me parle de tout sans fard, que ce soit son orientation sexuelle ou son désir de se lancer dans une carrière moins classique en ouvrant un club de blues.
Cette fois-ci, je n’ai pas ressenti le besoin de lui raconter notre baiser avec Victoria et mes réserves quant à la viabilité d’une relation sérieuse entre nous. Me dirait-il de foncer quand même ? Sans aucun doute. Voilà pourquoi je ne préfère pas lui en parler.
Je suis tellement absorbé par mes pensées que je manque de percuter un coureur à pied qui débouche d’une allée à ma gauche. Une fois n’est pas coutume, Frank m’a déposé à l’une des entrées du nord-est de Central Park afin que je termine le trajet jusqu’à Columbia en marchant. Le soleil brille, il ne fait ni trop chaud ni trop froid, les écureuils et les canards sont en pleine forme. La quiétude du parc m’apaise avant mon dernier atelier.
Comme souvent, le temps est passé bien vite, je n’arrive pas à croire que cela se termine ce soir. Je n’arrive surtout pas à croire que j’ai développé un béguin pour l’une des étudiantes. Un béguin réciproque, de toute évidence. Elle ne m’a pas donné de nouvelles depuis mercredi dernier, je n’ai pas osé lui écrire. Pour lui dire quoi, de toute façon ? « Tu me plais toujours mais je n’ai pas changé d’avis, on ne peut pas être ensemble » ? Très utile.
Je soupire et quitte à regret le parc pour me retrouver au milieu de l’effervescence new-yorkaise. D’habitude, ce contraste ne me dérange pas. Aujourd’hui, les bruits, les odeurs et les mouvements des passants pressés m’agressent. Je me hâte vers les bâtiments centenaires qui abritent l’université. Autant en finir au plus vite.
Victoria sera-t-elle là ? J’ai peur qu’elle ne vienne pas à cause de ce qu’il s’est passé entre nous. Elle pourrait, après tout, les ateliers ne font pas partie du cursus obligatoire. J’espère néanmoins qu’elle sera présente. Peut-être qu’elle est en avance et qu’elle se sera postée devant la porte, comme lors du deuxième soir ? Nous pourrions discuter, ainsi. Une voix amère dans mon cerveau fatigué ricane : que pourrions-nous nous dire de nouveau ?
Sans surprise, personne ne m’attend à l’entrée de la salle. J’utilise ma clé, pénètre dans la pièce lambrissée et dépose ma sacoche et ma veste sur le bureau. Je suis en train de préparer le matériel quand quelqu’un se racle la gorge derrière moi. Une intuition m’apprend que c’est elle.
Je me retourne, le cœur battant. Elle se tient à une dizaine de pas de moi.
— Salut, déclare-t-elle, un triste sourire aux lèvres.
— Victoria, bonsoir.
Le silence m’étourdit tellement il est assourdissant. L’intensité de son regard me brûle, je baisse la tête vers mes pieds l’espace d’une seconde pour tenter de reprendre contenance. Face à elle, j’ai l’impression d’être un adolescent en présence de son premier crush. Elle émet un petit rire coincé.
— C’est gênant, admet-elle dans un soupir.
— Un peu. Tu vas bien ?
— Oui. Enfin, je…
Des voix se font entendre dans le couloir, un groupe d’étudiants passent la porte et crèvent notre bulle. Je serre les poings. Même si nous n’arrivions pas à nous parler, j’appréciais cet instant en tête à tête avec Victoria. Elle hoche la tête à mon intention, retire son sac à dos de son épaule et s’assoit à sa place habituelle. Ses acolytes la rejoignent, elles se lancent dans un conciliabule murmuré — probablement un debrief de notre bref échange.
De mon côté, je reste bloqué sur place, les bras ballants. Un moment s’écoule avant que je me rende compte que tout le monde est installé et attend que je m’exprime. Je m’insulte dans ma tête et me bouge enfin.
— Bonsoir à tous, nous voici déjà réunis pour notre dernier atelier sur la symbolique. Afin de finir en beauté, j’ai choisi une œuvre fort différente de celles que nous avons étudiées jusqu’à présent.
Je commence le laïus que j’avais prévu, tout en m’astreignant à ne pas trop contempler Victoria. La chaleur qui règne dans la salle l’a poussée à retirer sa chemise en jean, elle ne porte plus qu’un débardeur noir. Perdue entre sa peau dorée et ses boucles brunes qui tombent dans son dos, ma concentration m’échappe.
***
Victoria
Jusqu’au dernier moment, j’ai failli ne pas venir. L’envie de le revoir s’est toutefois révélée trop forte. Une douzaine de mots, c’est ce que nous avons réussi à échanger avant que mes camarades ne nous rejoignent. Formidable.
Il a choisi une toile abstraite pour nous surprendre. C’est déstabilisant. Oh, pas autant que me tenir dans la même pièce que lui après notre baiser.
Autre chose déstabilisante : ses avant-bras, dévoilés par les manches retroussées de sa chemise. C’est vrai qu’il fait chaud dans la salle, j’ai dû enlever la mienne. J’ai d’ailleurs l’impression que son regard brûlant ne me quitte pas.
Ava et d’autres étudiants se lâchent sur leur analyse du tableau, qui représente un enchevêtrement de lignes de différentes tailles et de couleurs variées. C’est loin d’être laid, néanmoins je peine à y discerner une quelconque signification. Je me contente plutôt d’écouter la voix grave de Sebastian et de l’admirer.
Bien que je ne participe pas, l’atelier passe à une allure folle. Après une dernière question, il nous remercie de notre attention et de notre intérêt, mes camarades l’applaudissent. Et je reste là, incapable de remuer mes mains pour effectuer ce geste si commun.
C’est fini.
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Gottesmann Pascal
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Claudine73
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