Marie Andree Columbia Blues 34. Victoria

34. Victoria

Mercredi 8 mai


Je ne sais pas pourquoi je repense à ma première rencontre avec Sebastian à ce moment précis, alors que je m’installe dans la salle pour suivre son septième atelier.


Il a peu quitté mes pensées ces derniers jours, suite au moment que nous avons partagé à son club de blues — et celui que j'ai partagé avec moi-même entre mes draps, grâce à lui.

Je me suis creusé la tête mais je n’ai pas osé lui écrire de messages. J’aurais pu trouver un prétexte débile, comme l’une des œuvres que j’ai dû étudier pendant mes révisions dimanche. À quoi bon ? Il aurait répondu gentiment, nous aurions échangé quelques platitudes, puis la conversation serait retombée.


Aujourd’hui, bien qu’il ne soit pas encore arrivé, la porte de la salle était ouverte. Nous sommes une dizaine à nous être assis pour l’attendre. Des pas et des bruits de voix résonnent dans le couloir, Sebastian apparaît, accompagné de l’une de mes camarades. Elle est en train de rire à gorge déployée. Que lui racontait-il de si drôle ? Une pointe de jalousie titille mon ventre. Ridicule !


Je dois avouer que je n’ai pas trop le moral, car mon article sur Hopper a été refusé par le journal New York Art Life. J’ai reçu le mail ce matin, ils m’y expliquent que s’ils ont aimé mon analyse, l’œuvre choisie n’était pas assez originale. Vue et revue, donc. Je m’y attendais un peu, ça fait mal tout de même. Pour ne rien arranger, la fin de l’année approche, nous avons beaucoup de travail et sommes sous pression.


Le regard de Sebastian se pose sur moi à cet instant et j’oublie tout. La jalousie mal placée, ma déception, les partiels qui approchent et les projets à rendre. Il hoche la tête à mon intention, un infime sourire se cache dans sa barbe — ou alors mon cerveau fatigué me joue des tours. Quand il se détourne, je prends une grande inspiration : je ne m’étais pas rendu compte que je retenais mon souffle.


— Bonsoir à tous, c’est notre avant-dernier atelier !


Zut, déjà ? C’est passé si vite. Je tente de refouler le pincement au cœur induit par l’idée de ne plus jamais le revoir après la semaine prochaine.


— J’ai une surprise, du coup. L’œuvre choisie aujourd’hui a été réalisée par moi-même et est inédite.


Des exclamations retentissent autour de moi, je reste coite, la bouche ouverte. J’ai dû mal entendre. Des murmures se répandent, le volume sonore augmente.


— Eh, eh, intervient-il, ses mains devant pour réclamer le silence, je suis ravi que cette perspective vous enchante. Mais calmons-nous un peu. Je vais vous expliquer puis vous montrer.


Le silence revient, nous buvons ses paroles. Je trépigne sur ma chaise.


— Si certains ici connaissent mon travail, vous allez être surpris. Ce n’est qu’une photo, par contre. Je serais bien venu avec la toile elle-même, or j’avais peur de me faire agresser dans la rue et qu’on me la vole, précise-t-il avec un clin d’œil. Ah, oui, règle absolue : ni téléphones ni appareils photo, bien sûr.


Nous acquiesçons tous comme des possédés.


Il se retourne vers le vidéoprojecteur et commence à fourrager dans les différents branchements pour tenter d’afficher l’image à l’écran. Comme il fait chaud dans la salle, il enlève sa veste en lin et retrousse ses manches de chemise. Aïe, c’est le grand retour des avant-bras. Les avaient-ils dévoilés samedi soir, au club de blues ? C’est curieux, mon cerveau n’a pas enregistré cette information. Une chose est sûre : dans mon fantasme qui a suivi et qui m’a permis de redécouvrir mon corps, il ne portait aucun vêtement.


Personne ne bronche, nous avons tous conscience de l’importance du moment. L’image apparaît enfin. De nouvelles exclamations naissent autour de moi. Pendant une fraction de seconde, je la trouve assez classique. Je ne vois pas pourquoi il pensait que nous serions surpris.


Puis je comprends. Un zèbre se trouve au milieu des promeneurs à Venice Beach, la célèbre plage de Los Angeles. Il s’agit de l’une de ses toiles les plus récentes dont il m’a parlé par messages, qui comporte un élément surréaliste et qu’il n’arrive pas à caser dans des galeries. Ceux qui lui refusent ces tableaux-là sont stupides, à mon avis. Parce qu’ils ont peur de décevoir leurs clients en proposant du Sebastian Harper un peu différent, ils passent à côté de quelque chose de formidable. De toute façon, c’est toujours la même rengaine pour les artistes. S’ils restent cantonnés dans ce qui les a fait connaître, on dit qu’ils ne se renouvellent pas assez et si au contraire ils tentent quelque chose de nouveau, leur public est perturbé. C’est pareil dans la musique ou pour des réalisateurs de cinéma ou de télévision.


Bref, tant pis pour les galeristes frileux, ils ne savent pas ce qu’ils ratent. De mon côté, malgré le refus de mon article, mon moral remonte, je suis extatique. Je me délecte de chaque élément du tableau de Sebastian. Il a réussi à capturer l’atmosphère un peu kitsch et si typique de Venice Beach, notamment grâce à un travail époustouflant sur la couleur. Je n’y suis allée qu’une seule fois, en vacances avec mes parents. Pourtant, je revois très bien la promenade bondée, le skate park, les palmiers, les échoppes de souvenirs et de nourriture en tout genre et le bleu éblouissant de la mer. Tous ces aspects sont retranscrits à la perfection dans sa toile. Assise à côté de moi, Brooke, qui a grandi à Los Angeles, confirme que l’ambiance est reproduite de façon remarquable.


Le zèbre, positionné juste devant le skate park, ne gâche rien, au contraire. Reste à analyser ce choix. Je note plusieurs idées dans mon carnet, mes camarades s’en donnent à cœur joie également. Quand Sebastian nous interroge, tout le monde veut parler en même temps.


— Est-ce une statue ou une sculpture ?

— C’est un vrai zèbre, je pense.

— Les badauds autour de lui agissent normalement, alors je pencherais plutôt sur la thèse de la statue.

— Ils ne le regardent pas non plus. Si c’était une œuvre nouvellement installée, ils la contempleraient, un attroupement se formerait.

— Ça fait peut-être un moment qu’elle est là. Les gens n’y font plus attention.

— Des touristes viennent tous les jours à Venice, d’après moi, on devrait y voir au moins une poignée de personnes autour.

— C’est pas faux.

— Je sais ! C’est une réalité parallèle dans laquelle les zèbres sont des animaux tout à fait ordinaires et se promènent dans la rue comme de vulgaires chiens.

— Ou alors l’artiste veut juste choquer et faire parler. Il n’y a pas vraiment de message.


Sebastian ne demande pas le retour au calme. Notre enthousiasme le rend heureux, c’est évident. Ses yeux pétillent plus que d’habitude, il ne tient pas en place devant le bureau. Moi, je le contemple. Je ne participe même pas mais me délecte de l’engouement général et de son air ravi et malicieux. Je me doute qu’au-delà de l’envie de nous faire plaisir, il a une idée derrière la tête en nous partageant cette toile.

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57 commentaires

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un mois

J'ai presque envie de voir le tableau pour l'analyser aussi 😄

Marie Andree

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Il y a un mois

Ah mais moi aussi ! J'ai adoré Venice Beach cet été, j'aimerais trop avoir ce tableau. 🤣 (je l'ai inventé, celui-ci)

WildFlower

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Il y a un mois

Je me demande bien ce qu'il a derrière la tête 🧐

Marie Andree

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Il y a un mois

Bientôt la réponse 😁

Zatiak

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Il y a un mois

🥰🥰🫶

Marie Andree

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Il y a un mois

💓

Morphée68

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Il y a un mois

Surprenant... je reste sur ma faim ... la suiiiiiiite ! 🥰

Marie Andree

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Il y a un mois

💓

Laetitia B

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Il y a 2 mois

🩷🥰

Marie Andree

-

Il y a un mois

💓
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