Marie Andree Columbia Blues 17. Sebastian & Victoria

17. Sebastian & Victoria

Sebastian


Mon téléphone vibre sur ma table à dessin. Dans un soupir, j’essuie mes mains sur un chiffon et m’éloigne du chevalet. Je suis déterminé à respecter ma nouvelle résolution : essayer de ne plus me couper du monde quand je peins. Des messages importants, concernant mes enfants ou ma mère, par exemple, peuvent arriver dans ces moments-là.


J’espère juste que ce n’est pas Molly. Les choses sont étranges entre nous depuis vendredi. Après sa déclaration cryptique et le geste affectueux qu’elle a eu envers moi, nous avons agi comme si de rien n’était. Ou nous avons essayé, du moins. La tension durant le trajet retour entre Philadelphie et New York parle d’elle-même, nous n’avons pas très bien réussi. En plus de ma relation avec mon ex, dois-je également gérer le fait que mon agent est attirée par moi ?


C’est donc avec prudence que je m’approche du téléphone.


Ce n’est ni ma mère, ni Emily, ni Molly.


C’est Victoria.

  • Salut. Avant que tu t’inquiètes : Ava va très bien. Sinon, on sort de l’expo du Met sur les visages cachés de la Renaissance, tu l’as vue ?

Mes lèvres s’étirent en un sourire. Je m’assois devant ma table à dessin et fais pivoter mon tabouret afin de faire face au reste de mon atelier. Les accords chauds d’une de mes chansons de blues favorites résonnent dans la vaste pièce.

  • Évidemment ! Qu’en as-tu pensé ?
  • Toi d’abord, Monsieur le Professeur !

Je grimace. Je ne suis pas son professeur.


Pourquoi cette précision m’importe ? Bref.

  • OK, je commence : j’ai trouvé que c’était l’une des facettes les plus inventives de l’art de la Renaissance. Ces ensembles jettent un éclairage fascinant sur la nature intime et personnelle des individus représentés. En plus, ils sont conçus comme des objets interactifs. Pour l’époque, c’est révolutionnaire
  • Tout à fait ! Et puis de se dire que ces œuvres étaient des portraits destinés à une propagande secrète ou créés pour dissimuler l’identité d’un amant ou d’une amante, j’adore. C’est si romanesque. Avec Ava on a essayé d’imaginer quelle était la vie des personnes représentées…

Son enthousiasme est charmant.

  • Et alors ? Vous avez trouvé des théories qui tiennent la route ?
  • Oui ! On est bien entraînées car on joue souvent au jeu « quelle est son histoire ? » avec des inconnus croisés dans la rue ou dans le parc
  • Tu m’intrigues. Ça consiste en quoi exactement ?

Elle m’explique leur jeu, mignon et un peu flippant.


Cet échange me ravit. J’oublie même mon travail en cours. Il faut avouer que je n’étais pas très inspiré tout à l’heure : je peignais une toile assez classique — des enfants dans une salle de classe — pour rassurer Molly. On dit qu’être artiste, c’est être libre. Je ne suis pas d’accord. Nous sommes nous aussi obligés de nous plier aux attentes de notre public et à la loi du marché.


Je soupire et reporte mon attention sur le dernier texto de Victoria. La chanson diffusée par les enceintes m’entoure de son tempo tour à tour lancinant et dynamique.

  • Voilà, l’expo était top. Maintenant, truc beaucoup moins fun : je dois me plonger dans l’art carolingien du neuvième siècle
  • Outch, bon courage. Je te proposerais bien mon aide mais je ne te serai d’aucune utilité… Cela dit, si ça peut me donner une excuse pour ne pas travailler sur ma toile en cours…
  • T’es pas inspiré ? C’est quoi ?
  • Hors de question que je te dévoile la prochaine œuvre de Sebastian Harper !
  • OK c’est jamais bon signe quand on commence à parler de soi-même à la troisième personne…

Je pouffe comme un imbécile dans mon atelier vide. J’aimerais bien qu’elle soit là, en chair et en os. J’imagine son joli visage qui s’anime et ses yeux qui pétillent. D’où m’écrit-elle ? D’un taxi, de retour du musée ? Ou de chez elle ? J’ai vu une partie de leur salon, je me demande comment est sa chambre. Des tableaux accrochés aux murs, certainement, et du bordel partout. Rien que ses pattes de mouche illisibles et la façon qu’elle a de jeter ses affaires au fond de son sac m’indiquent qu’elle n’est pas très ordonnée.

  • Oui, tu as raison, ce n’est pas bon signe. Pour atténuer mon égocentrisme, je peux juste te dire que je travaille sur des enfants dans leur école
  • Oh, pas mal ! C’est quoi le problème ? Y a un de tes tableaux que j’aime bien avec une fillette, je me souviens plus de son nom, désolée. L’expression du visage est très bien retranscrite, réaliste et poignante
  • Harmonie. C’est ma fille Sarah. Et merci. L’inspiration était facile à trouver pour celui-ci, comme pour Plénitude, qui représente son frère Ethan quand il était bébé. Là je me suis lancé dans un truc avec plusieurs visages d’enfants anonymes, je galère
  • Essaie de leur inventer une histoire à chacun, un background. Ensuite, tu pourras leur attribuer l’attitude qui leur convient et les bons traits

Elle est extraordinaire. Je secoue la tête, bluffé. Je crois que ça pourrait me débloquer.

  • Merci c’est une excellente idée !
  • De rien. Tu verras, ça marchera peut-être pas du tout

Elle a ajouté un smiley qui se roule par terre à la fin, comme pour adoucir l’opinion qu’elle a d’elle-même. Pourquoi a-t-elle si peu confiance en elle ? Ou plutôt : pourquoi alterne-t-elle entre des moments où elle s’exprime avec assurance et d’autres où elle se déprécie ? Tout cela en l’espace d’une poignée de secondes, de ce que j’ai pu voir en classe et par messages, là, à l’instant. C’est si étrange. Elle m’écrit un autre texto avant que j’aie pu réussir à formuler le mien.

  • Tes enfants sont trop mignons, au fait, je me souviens aussi de la toile avec le bébé. Ils ont quel âge maintenant ?
  • Merci. Quatre et deux ans. Si tu les connaissais, tu ne les trouverais pas si mignons que ça

Mon divorce a été mentionné dans la presse, elle doit être au courant et peut donc juger de mon immense échec. Me séparer d’Emily avec des enfants si petits, c’est d’un pathétique.

  • Je suis sûre que non !

Je souris, tout seul, entouré de mes toiles et de mes pinceaux. Elle réussit un tour de force : alléger les regrets de ma vie familiale ratée.

***

Victoria

  • Si si. De vrais petits monstres

Un rêve. Ça ne peut être que ça. Je suis allongée sur mon lit, après tout, je dois être endormie. Pourtant, les papillons qui s’envolent dans ma poitrine à la lecture des messages de Sebastian Harper et le sourire qui ne lâche pas mes lèvres semblent bien réels.

  • Je te crois pas

J’ai cherché sur mon téléphone ses tableaux qui mettent en scène son fils et sa fille. Ils sont superbes : chaque détail de l’environnement est soigné et, comme toujours dans son travail, les visages et leurs expressions sont retranscrits avec un réalisme frappant.

L’imaginer en train de s’occuper d’eux m’attendrit. Quel genre de papa est-il ?

  • Je t’assure : l’autre jour j’ai lancé une activité peinture. Ethan s’en est mis partout et a fait tomber un pinceau au sol. À deux ans ! Tu y crois ?

Je pouffe comme une idiote sur mon lit. Il est adorable. Dans quel monde parallèle suis-je tombée, pour que Sebastian Harper me parle de ses enfants et me fasse rire ?


Peu importe. Je l’aime bien, ce monde-là.

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71

71 commentaires

Cara Loventi

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Il y a un mois

Elle aussi a eu une vieille âme 😊 ça m’aurait un peu refroidi deux enfants à son âge 😅 ok, j’aurais carrément flippé 🤣

Marie Andree

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Il y a un mois

Oui c'est vrai qu'elle a un peu une vieille âme aussi. Bon à ce stade il faut dire qu'elle n'imagine pas du tout qu'elle puisse l'intéresser...

Alexia Moreno

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Il y a 2 mois

J’étais plongée dans ce chapitre et leurs échanges ✨

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Tant mieux, c'est bon signe 💕

Lily_D

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Il y a 2 mois

Le début de quelques choses ♡♡

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Et oui ! 💕

JULIA S. GRANT

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Il y a 2 mois

On peut tellement se reconnaître dans ce genre d’échanges du début d’une relation. Tiens, tiens, c’est le début d’une relation entre eux 🤩.

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Et ouiii 😍

WildFlower

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Il y a 2 mois

Haha ils sont choupi tous les deux, par contre ça risque d'être gênant quand ils vont se retrouver face à face 😅

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Oui par écrans interposés c'est plus facile, au moins au début...
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