Fyctia
4. Sebastian
Une poignée de minutes seulement m’est nécessaire pour rassembler mes affaires et quitter la salle de classe. J’ai hâte de rentrer et de peindre. Mes enfants sont chez leur mère. L’ambivalence m’habite, comme toujours : ils me manquent, mais je suis satisfait d’avoir la soirée pour moi.
Mon chauffeur, costume noir et crâne rasé, m’attend devant ma berline, non loin de la sortie sud. C’est mon ex-femme qui a insisté pour que nous employions un chauffeur, juste parce que nous en avions les moyens. Je n’en voyais pas l’intérêt, j’avais résisté un peu, puis j’avais fini par capituler. Avec Emily, je préférais garder mon énergie pour les choses importantes et ne pas discuter sur tout le reste.
Suite au divorce, j’ai hésité à licencier Frank, car je pourrais très bien me débrouiller sans lui. Je n’ai toutefois pas eu le cœur à lui imposer une perte d’emploi. A cause de la crise, je ne sais pas combien de temps il aurait mis pour retrouver un poste, même avec une excellente recommandation. De surcroît, nous nous sommes habitués l’un à l’autre et entretenons une relation professionnelle et cordiale.
— Frank, vous allez bien depuis tout à l’heure ?
— Oui, merci, m’accueille-t-il avec un hochement de tête. J’espère que votre cours s’est bien passé.
— C’est plutôt un atelier et ça s’est bien passé, merci.
Pourquoi l’ai-je corrigé ? Il se fiche sûrement comme d’une guigne de ce détail, ainsi que de ma réponse. Il souhaite juste rentrer chez lui après une longue journée à braver le trafic new-yorkais. Reste que ma précision est correcte : je ne suis pas prof, mais seulement un intervenant extérieur bien rémunéré, suite à un accord de mon agent avec Columbia.
Je m’avachis sur le siège en cuir et sors mon téléphone. Ouf, pas de message lapidaire d’Emily, je n’ai pas failli une fois de plus à mon devoir de père. Je lui écris néanmoins pour lui demander de leurs nouvelles. Elle ne répondra pas, ou bien plus tard, comme toujours. J’ouvre mon fichier de notes pour me plonger dans ma nouvelle idée quand la voix rocailleuse de Frank m’interrompt. Il est en recherche de discussion, ce soir.
— Vous avez pu inculquer quelque chose à ces petits jeunes ?
— J’espère ! Certains étaient très intéressés.
L’image de Victoria s’impose alors. Je crois qu’elle n’a plus besoin qu’on lui apprenne quoi que ce soit en ce qui concerne l’analyse et l’interprétation d’une œuvre d’art. Tout ceci reste très subjectif, cela dit, elle a peut-être été particulièrement inspirée sur ce dessin-là et n’arrivera à rien durant le prochain atelier. J’en doute cependant. Il y a quelque chose chez elle qui m’intrigue, un mélange déstabilisant de vulnérabilité et d’assurance. Comme si une voix à l’intérieur de sa tête alternait entre des encouragements et des critiques.
— Vous rentrez directement chez vous, au fait ?
— Oui, merci Frank.
Ces derniers temps, les seules sorties que je m’autorise se déroulent dans le club de blues de mon frère, Nicholas, ouvert il y a six mois. J’y passe une ou deux fois par semaine — après tout, il faut bien que je vérifie si mon investissement est correctement mis à profit par ma tête brûlée de petit frère. Pour l’instant, Harper’s Blues marche fort, nous sommes ravis de ces premiers mois. C’est notre mère qui nous a transmis sa passion pour ce genre musical, que l’on peut penser démodé. Je ne lui ai jamais demandé, mais je soupçonne que notre père aimait le blues. Il l’a quittée quand nous étions petits, elle ne s’en est pas vraiment remise.
Frank, véritable prestidigitateur de la circulation new-yorkaise, me conduit en moins de vingt minutes au pied de mon immeuble dans l’Upper East Side, en coupant par Central Park. Je lui souhaite une bonne soirée ; il s’assure que je n’ai besoin de rien de plus. Je lui ordonne de rentrer chez lui et lui claque la portière au nez. Il a une femme et des enfants qui l’attendent, après tout, il ne va pas rejoindre un loft immense et vide.
— Bonsoir, Monsieur Harper, me salue le portier. Bonne journée ?
— Oui, merci, et de votre côté ?
Il se lance dans une explication alambiquée à propos d’un problème de courrier au quatrième. Je meurs d’envie de rentrer chez moi et de commencer à travailler, pourtant je le laisse poursuivre. Si Frank constitue mon pilier dans cette jungle urbaine qu’est Manhattan, Donovan constitue mon pilier ici, à l’intérieur. Il gère les allées et venues dans l’immeuble à la perfection, se souvient du moindre détail insignifiant et le ressort toujours au bon moment. J’aurais dû lui parler de la réunion à l’école de Sarah, il aurait été capable de me le rappeler ce matin. Je n’aurais ainsi pas déçu la mère de mes enfants pour la millionième fois.
J’atteins enfin mon appartement, situé au dernier étage, me déchausse et pose ma sacoche sur le guéridon de l’entrée. Mon salon et sa vue imprenable sur Manhattan m’accueillent. Ma femme de ménage est venue aujourd’hui, je m’assure qu’elle ait tout bien remis en ordre. Même Emily, la reine du contrôle, trouvait que j’étais trop maniaque. Je ne sais pas l’expliquer, mais j’ai besoin d’ordre afin de laisser le chaos m’envahir juste avant de peindre.
Mon examen effectué, je rejoins ma chambre à la hâte et troque mon costume contre un vieux jean et un t-shirt. Je me précipite dans mon atelier, la seule pièce où règne le bordel. Un soupir de contentement m’échappe. Je me trouve enfin dans mon royaume, constitué de toiles blanches, d’œuvres terminées et entassées au sol, de chevalets portant des tableaux en cours et de matériel en tout genre. Je lance ma playlist favorite de blues et m’installe devant ma table à dessin.
Bien que je travaille déjà sur un projet, je veux poser les bases d’un nouveau tableau, dont l’idée m’est venue grâce au prénom Victoria. Mon agent, Molly, va encore me maudire : c’est assez éloigné du style qui m’a rendu célèbre, à cause du surréalisme mélangé à du réalisme. Je souhaite en effet représenter une reine en habits victoriens, couronne sur la tête, plantée au milieu d’une rue du New York de notre époque. Son expression hagarde, complètement perdue, que j’espère réussir à mettre en avant, montrera comment l’on se sent, parfois, devant la direction que prend notre monde. Cette impression que tout nous échappe, que nous n’avons plus aucun contrôle sur rien. Ou peut-être cela concerne-t-il seulement ma vie ? Peu importe, voici le résultat que je vise.
Je crayonne avec furie pendant deux bonnes heures. Pas facile de rendre le tout non ridicule. C’est mon estomac en colère qui m’extirpe de ma transe créatrice. Sans surprise, je n’ai même pas pensé à manger avant de me mettre au travail tout à l’heure. Cela m’arrive souvent. Je soupire et me force à prendre une pause.
Lorsque je récupère mon téléphone dans l’entrée, j’y découvre un message de mon frère. Il me somme de rendre visite à notre mère, ça fait trop longtemps d’après elle. C’est vrai.
Je ne suis ni un bon père ni un bon fils.
J’aimerais que ça change.
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Emma J. Clark
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