Fyctia

— Mademoiselle, quelle surprise de vous voir ici ! m’exclamé-je, un rictus aux lèvres.

L’interprète d’Hortensia lève les yeux au ciel et agite négligemment la main. Elle reprend sa marche, bien décidée à essayer de me fuir.

— Messire, j’habite dans ce modeste village, commence-t-elle. Il est aisé de nous croiser lorsque vous quittez vos tours pour rendre visite à vos sujets.

Au fond, je sais qu’elle se retient de viser certaines comédiennes qui prennent plaisir à me suivre et à essayer de me courtiser quand je me promène en ces lieux. J’en ai conscience, mais celle qui ne cesse d’attirer mon attention, c’est elle. La voir me fuir me distrait plus que tout. Elle est modeste, mais je suis convaincu qu’elle cache bien son jeu. Elle doit bien avoir un plan pour réussir à s’élever à sa manière, sinon, pourquoi participer à ce jeu de rôles ? À moins qu’elle ne soit là juste pour le plaisir de s’amuser et non pour l’argent, ce que je peux comprendre. C’est tellement plus divertissant que de lancer un dé et d’échanger quelques répliques après avoir étudié notre fiche personnage.

— Me permettrez-vous au moins de vous accompagner dans votre marche ?

— Si tel est votre souhait, Sire, je ne peux vous en empêcher.

Une pointe d’amertume gronde dans sa voix.

Je m’arrête là dans ma lecture, me retiens de BL le chapitre de mon binôme. En un clic, j’établis une nouvelle page avant d’allumer Spotify une fois le casque Bluetooth activé et sur les oreilles. J’entame le processus de création de ma partie, plus motivé que jamais. Les mots coulent avec une grande aisance et le compteur ne cesse d’augmenter en bas à gauche de l’écran. Si mes calculs sont bons, d’ici deux semaines ou deux, le premier jet sera terminé.

Qu’attend de moi le roi ? Se joue-t-il de moi ? Prétendre que nos chemins se croisent par un heureux hasard, comment donc suis censée le croire ?

Un faible rire m’échappe et j’accélère ma marche avant d’enfin gagner la devanture de ma librairie. Fini les murmures sur mon passage, me voilà libre de ce monde de complots et de ragots. Pour être honnête avec moi-même, je regrette un peu certains de mes choix. La partie aurait sûrement pu tourner d’une tout autre manière si je ne m’étais pas efforcée à m’éloigner de la foule. Mon personnage manque cruellement de complexité. J’ai tout l’air d’une jeune femme qui respire les livres pour fuir son monde avant d’épouser son prince charmant. Comment même un homme pourrait prêter attention à quelqu’un qui l’ignore alors que tant d’autres cherchent à l’attirer ? Il y a à coup sûr au moins une personne qui n’est pas là pour juste être remarquée parmi la foule, si ?

Je secoue la tête puis m’avance entre les rayons avant de me laisser tomber, loin de toute grâce, sur la chaise derrière mon comptoir en bois. Dommage que je ne puisse avoir à portée de main un carnet et un stylo, voire même une plume avec de l’encre pour pouvoir écrire. Il faut sérieusement que je réfléchisse à comment changer ma position. J’ai terriblement besoin de me divertir et plus le temps passe, plus je réduis mes chances de trouver un moyen de m’élever sans avoir besoin de m’approcher du roi. Je ne suis pas et je ne serai jamais l’héroïne de l’histoire. Il serait même plus amusant de jouer une rebelle et de manigancer un plan pour renverser le pouvoir.

Je retire mon casque sans pour autant éteindre ma playlist d’écriture qui continue de résonner à l’intérieur, pour poser mon regard sur mon téléphone. Bien trop curieux de découvrir la notification qui vient d’activer la petite lumière, je l’attrape et le déverrouille pour tomber nez à nez avec un message de Mélissa. D’une simple pulsion, je l’ouvre. Une vague de frisson remonte mon dos tandis que je lis ce qui est écrit, fébrile.

• Salut, Eric, sache que tes mots me vont droit au cœur. Je suis aussi profondément désolé de l’inquiétude que j’ai pu causer, là n’était pas mon but.

• Pour revenir à l’essentiel, je vais peut-être maladroite, mais je ressens moi aussi quelque chose pour toi. Alors, je suis prête à essayer si tu me promets de continuer d’être comme tu es. Je veux bien te connaître davantage et partager quelque chose avec toi.

Je retiens mon souffle. Qu’a-t-elle bien pu vivre par le passé pour être aussi méfiante et me réclamer quelque chose qui me semble normal ? Est-ce que cela pourrait expliquer en partie son comportement parfois fuyant, ses élans de justice ? Bon sang, elle n’a tout de même pas été agressée un jour, si ? Si c’est le cas, ça doit éclaircir beaucoup de choses… Quand est-ce que ce monde évoluera dans le bon sens ?

Mes doigts se referment légèrement plus fort sur mon téléphone, et je tourne sur le dos.

• Je suis prêt à te promettre tout et n’importe quoi. Même à décrocher la lune, quand bien même c’est encore un peu trop tôt et impossible. Il n’a jamais été dans mes ambitions de forcer qui que ce soit à me faire plaisir, et cela ne changera pas de sitôt, je te le garantis.

Le message envoyé, j’éteins mon téléphone sans même prendre la peine de voir si Mélissa est toujours en ligne. Je prends soudain conscience d’être allé trop loin dans mes mots. Comment puis-je effectuer des promesses à travers des SMS au lieu de les faire de vive voix ? Ce n’est pas ainsi que des décisions aussi importantes doivent être adoptées. On est jamais plus sincère que quand on est face à l’autre, je ne dois pas l’oublier, sauf que là… Pardon, Mélissa. J’espère que tu voudras bien écouter mon cœur ce soir, car je ne pourrai pas attendre plus longtemps. Il faudra à tout prix que je trouve un moyen pendant la fondue pour qu’on finisse en tête à tête.

Je porte mes mains dans mes cheveux et les ébouriffe. Il est peut-être plus que temps pour moi de mettre de l’ordre non seulement dans mes pensées, mais aussi dans ma chambre. Mon chapitre va devoir attendre encore un peu, mais rien de grave. J’ai la journée devant moi.