Fyctia
track 26 - Losing My Religion
Idris
Les nuits s’enchaînent, les matinées aussi. J’ai pas beaucoup à insister, ni à chercher des excuses, je pourrais aussi bien lui dire que j’ai peur du noir qu’elle me laisserait entrer. Rita fait systématiquement mine de soupirer dans un sourire qu’elle réprime. Je joue le jeu. Ça la rassure, je crois. Je ne m’en vexe pas. Si c’est ce dont elle a besoin pour me laisser graviter autour d’elle, je m’y plie volontiers. Héliocentrisme domestique, je ne sais pas bien où on va, mais j’emprunte ce chemin en sifflotant.
Rita ne dit rien. Elle se contente de m’observer exploser le carcan sans s’y opposer. Elle fait mine de ne rien voir, mais je la soupçonne d’attendre patiemment que je vienne à bout de ses dernières résistances. J’en prends mon parti. Son corps est plus bavard. Il me raconte les histoires que ses lèvres taisent encore. Tant mieux, la conversation n’en est que plus intéressante. Il n’y a que les mots qui la bloquent encore, ses tendresses ont depuis longtemps quitté la circonférence de son lit.
Ce matin, ses iris ne quittent aucun de mes gestes maladroits. Je ne suis pas bien réveillé, j’ai peur de renverser, son regard ne m’aide pas. Lorsque je m’empare du lait pour en recouvrir mes céréales, le soupir de soulagement qui s’exfiltre de ses lèvres est réel. Un sourire s’arme contre sa bouche qu’elle finit par déposer contre mon épaule nue avant de me contourner. Je la poursuis de mes yeux qui se font pression inquisitrice.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Quelque chose de bien, me répond-elle sans plus occulter son sourire.
— C'est-à-dire ?
Sur la pointe des pieds, elle s’étire et accroche un bol de l’étagère du haut. Faut vraiment que j’arrête de vider son lave-vaisselle. A force, je transforme son appart en mur d'escalade.
— Le lait après les céréales. T’es forcément un mec bien, affirme-t-elle en venant placer son bol à côté du mien.
— Tu juges tes mecs à la façon qu’ils ont de petit-déjeuner ?
Elle grogne. Elle n’aime pas cette qualification. Rita déteste toutes les définitions que je pourrais tenter de nous coller. On parle, on rit, on mange, on dort, on couche ensemble, mais ça s’arrête là. Je ne désespère pas, ça viendra. Je l’aurais à l’usure.
— Chacun son truc, reprend-elle. Juju, une pote de ma sœur, estime qu’un mec bien doit nécessairement aimer les animaux.
— Elle a parfaitement raison, le meilleur exemple c’est Hitler, un mec génial.
La boîte de céréales reposée par ses soins, j’entreprends de la servir en lait jusqu’à son signe de tête annonçant le dosage parfait.
— Lui c’était les chiens. Selon Juju, un mec qui préfère les chats, c’est mieux, il a plus de chances de bien cerner la psychologie féminine.
Le tiroir coince, mais j’ai le coup de main. Je tire en secouant en même temps, y récupère deux cuillères tout en coulant un regard perplexe en direction du chat. Harry, depuis le sol, doit le sentir et relève le museau de son anus parfaitement propre désormais. Ce eye-contact signe le début d’un combat. Ce sera à celui qui lâchera le premier, et je ne serais pas celui-là. Le chat se redresse. Sur ses quatre pattes, il opère un repli stratégique vers la grande table. Je ne cille pas. Lui non plus. Tout en Harry crie “chef de meute” et “mâle dominant”. Son regard se fait dédain. Du moins jusqu’à ce qu’il se mange le pied de table en un bruit sourd. J’ai gagné, mais du coup, niveau psychologie féminine, j’ai un doute. Rita aussi, je constate en dardant un œil sur elle.
— Nan, hein ?
— Oui, non, pas tant, me confirme-t-elle en un rictus douloureux.
Un bol dans chaque main, j’abandonne le coin cuisine pour le canapé. Rita allonge ses foulées pour ne pas se laisser distancer.
— Elle a un chat, la pote de ta sœur ?
— Un lapin nain, je crois.
— Ça explique beaucoup de choses.
Lèvres pincées, elle résiste à un rire tout en se laissant tomber sur le sofa. A bonne distance. Rita laisse un bon mètre entre son corps et le mien, et j’en soulève un sourcil de curiosité. D’accord pour qu’elle ne s’installe pas en tailleur sur mes genoux, mais quelle est la nécessité de se recroqueviller contre l'accoudoir opposé ?
— Pourquoi t’es si loin ? je hasarde en tapant dans mes céréales.
— Parce que j’ai un travail, toi aussi, et accessoirement on a des voisins.
J’aime bien ce “on”. Parce que ses voisins pourraient aussi être les miens, si ce n’est que dans ce contexte précis, ce n’est pas le cas. C’est pas les miens qu’on pourrait déranger chaque nuit, alors ce “on”, je l’aime bien, et j’sais à quel point ça sonne pathétique. Cela dit c’est pas la question, et je ne vois pas le rapport avec le tajine. Ça doit se lire sur mon visage puisqu’elle roule des yeux dans leurs orbites dans un lent soupir. Ah ok, il y avait un sous-entendu ?
— Je sais me tenir, j’énonce très sûr de moi.
C’est faux. Parce qu’un geste d’elle et je perds tout sens des responsabilités. Et Rita a raison, j’ai du boulot au vu du retard accumulé faute de savoir me tenir, justement.
— Pas moi, se contente-t-elle d’affirmer en me cédant un pied.
Je m’en empare. Ses mots, sa cheville, je prends tout et ne laisse rien. Cuillère entre les lèvres, je cajole d’une main tandis que l’autre s’occupe à faire défiler les chaînes sur cette télé toujours allumée. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, jamais encore je n’ai vu l'écran éteint. Officiellement, c’est pour le chat, mais je me doute qu'en réalité, c’est un palliatif, épouvantail au silence et à l’isolement. J’aimerais tout couper, juste une fois, ne plus surprendre son regard happé par les pixels et n’avoir son attention que pour moi, mais j’ai conscience d’en vouloir trop, trop vite. Et puis, ce n’est pas comme si on allait passer la journée à ça. Dans trois heures, je dois être au cabinet, et le dossier cartonné sur sa table basse est là pour me le rappeler. Venir travailler ici n’était pas la meilleure des idées. Ma concentration subit les effets de la promiscuité. Ma motivation tout autant.
Je dois soupirer un peu trop fort, car le pied de Rita s’anime en une caresse contre ma cuisse.
Mon regard suit le tracé de ses longues jambes dénudées. Merde, qu’elle est belle dans cette nouvelle normalité. Il remonte le long de ce buste recouvert de ce tee-shirt qu’elle ne me rendra jamais, et se fixe péniblement sur ses iris sombres et inquisitrices.
— Pourquoi tu fais ce métier si ça te plait pas ? m’interroge-t-elle entre deux cuillères pleines à craquer.
— J’aime mon travail…
En quelques sortes. C’était pas mon choix premier, mais ça rendait fière ma mère qu’un fils d’immigré puisse faire son droit et se faire appeler “maître”. C’était comme une revanche sur les emmerdes, les insultes, les regards condescendants et tous ces papiers administratifs qu’elle se faisait traduire par ses enfants. Ce n’était même pas une question de statut social ou d’argent, juste la concrétisation de ce rêve envisagé de l’autre côté de la méditerranée puis malmené par la réalité du terrain.
6 commentaires
ambre_revant
-
Il y a 2 mois
Ophélie Jaëger
-
Il y a 2 mois