Fyctia
track 14 - Friday I'm In Love
Idris
L’établissement ne paye pas de mine. Le mobilier doit en être à sa huitième vie, le décor est inchangé depuis son ouverture dans les années soixante, la serveuse renifle dans son coude et le café possède un arrière-goût de cyanure. Pourtant, la petite salle est comble. Les mines sont lugubres, mais elles sont nombreuses, très nombreuses. Que ce soit au zinc du comptoir d’un autre âge ou tout autour des petites tables au lino abîmé, les âmes errantes s’entassent. Comme dans l’antichambre des enfers, on attend un signe d’Hadès en supportant l’haleine de Cerbère. Cette dernière traîne ses formes girondes jusqu’à notre duo en devanture, et expédie nos deux cafés avec la jovialité et l’entrain d’un condamné à mort. Mon vis-à-vis entonne un remerciement qui n’entraîne aucune réponse, pas même un regard. Pas sûr que la chienne de garde l’ait entendu.
Avec Alex, on s’est placés en vitrine. Ça nous offre une perspective sur le monde extérieur et ça attire le chaland, d’après le tenancier du bouge. Je ne suis pas certain que quiconque ne passe la porte de son café sans y être contraint, et surtout pas parce que deux mecs pas trop mal sapés seraient perceptibles depuis la rue.
Je glisse un énième sucre dans mon minuscule café, histoire d’en atténuer le goût infâme, et j’achève dans un soupir, le récit de mes aventures de la veille au matin. Je me confie rarement, mais avec Alex c’est différent, c’est son métier d’écouter. Cela dit, j’aimerai bien qu’il parle, là, plutôt que de me fixer de son regard hébété.
— T’es sérieux ? finit-il par rompre son propre silence. Tu crois vraiment pouvoir apprendre quoi que ce soit dans un bouquin qui titre littéralement “pour les nuls” ?
Oui, c’est sûr que présenté comme ça… Non, je n’espérais pas vraiment obtenir la moindre solution miracle dans cet ouvrage, mais peut-être bien quelques clefs de déchiffrage, ou les erreurs à éviter. Parce que oui, je veux aider Rita, mais je n’ai pas la moindre expertise dans le domaine. Il se passerait quoi si je finissais par aggraver la situation en pensant bien faire ?
— Tu penses pouvoir, toi, la faire sortir de chez elle à l’aide de techniques pourries alors qu’elle galère depuis quatre ans malgré l’aide quotidienne d’une véritable psy ? reprend-il sans jamais cesser de me contempler avec stupeur. Tu entends comme ça sonne incroyablement présomptueux et condescendant ?
Et soudain, j’ai le sentiment que tout le bistrot m’observe, du patron derrière son bar jusqu’à la gamine sur les genoux de sa mère dans un coin. Ils m’observent et me jugent. Dans les faits, il n’en est rien, mais cette épiphanie qu’Alex vient de provoquer dans mon cerveau me présente un monde dans lequel l’idiot fini que je suis mérite la potence.
— Merde, t’as raison, j’suis qu’un con, je réalise et verbalise le regard perdu sur le paysage désolé de cette route perdue entre champs et urbanisation.
— Et pas qu’un peu, renchérit Alex toujours d’un réconfort redoutable.
— Faut que je l’appelle ! Faut que je m’excuse ! j’affirme en me saisissant de mon portable.
9h43 m’affiche ce dernier par-dessus les visages souriants de Nora et Hana en fond d’écran. Déjà ?
— Non, j’ai pas le temps… Un texto peut-être ? C’est assez un texto, tu crois ?
Son menton planté dans sa paume, coude sur la table bancale, Alex observe mon agitation sans mot dire. Ça ne lui ressemble pas. Il a toujours un truc à dire, d’ordinaire.
— T’es amoureux d’elle, Idris ?
Ah bah pour le coup, j’aurais préféré qu’il la ferme, tiens.
— Quoi ? Absolument pas ! je m’étrangle dans ma révolte.
— C’était pas une question.
— J’ai pourtant clairement entendu le point d’interrogation à la fin.
— Il était là par simple politesse. Attends, je la refais, annonce-t-il en se redressant. T’es amoureux d’elle, Idris.
Je connais Alexandre depuis notre petite enfance commune, l’école primaire, le collège, puis le lycée. Pourtant, j’ai le sentiment de le redécouvrir en cet instant. Qui est ce sournois individu qui me fait face armé d’un paisible sourire ?
— Pffff, n’importe quoi, je réponds avec une maturité toute relative.
Alex laisse entendre un léger rire et je me crispe. Je suis quand même le mieux placé pour savoir ce que je ressens, non ? Pourtant, mon ami refuse catégoriquement de se ranger à mon avis. Pire encore, tout dans son attitude démontre qu’il m’accuse de mensonge éhonté.
— Je suis là pour évoquer ton client afin que tu puisses préparer sa défense, mais tu ne fais que me questionner sur ta voisine.
— Mais on s’en fout de mon client, je tempête en reposant maladroitement ma tasse dans sa soucoupe. C’est un connard qui tape sa femme ! Alors que Rita…
C’est en m’entendant protester, m’emporter, que je réalise. J’ai pas l’habitude de faire passer quoi que ce soit avant les personnes que je représente, et ce malgré des accusations bien souvent en opposition totale avec mes propres valeurs. J’ai pas sacrifié des années et une partie des finances de ma mère pour, qu'une fois le diplôme en poche et le recrutement par un grand cabinet fait, ne plus me donner qu’à moitié. C’est pas moi, ça. Ça ne l’a jamais été.
— Merde, j’suis amoureux ?
7 commentaires
Alyssa Well
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Il y a 4 mois
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 mois
IvyC
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Il y a 4 mois
MarionH
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Il y a 4 mois