Fyctia

— Comment t’as fait ça ? je l’accuse presque en fixant d’un regard terrifié mes pieds, chevilles et mollets qui gisent de l’autre côté du seuil, dans le couloir.

— J’ai rien fait du tout, c’est toi.

Non, c’est lui. Lui qui m’a mené jusqu’ici, lui qui a ouvert la porte, lui qui m’a fait m’asseoir puis parler, et lui enfin qui est venu m’emmerder avec ses pieds en sachant très bien que je le repousserais au point d’en arriver là, mi-dedans, mi-dehors.

— Viens.

Un ordre. Non, une invitation, et deux bras qui se tendent dans ma direction, paumes offertes. Mes paupières se plissent avec suspicion. Je ne comprends pas, c’est quoi son intérêt dans tout ça ? Néanmoins, après une courte hésitation et poussée par ce regard de défi qu’il me lance, j’avance une main, puis l’autre, que je range dans les siennes. La position inconfortable me pousse a faire un bond sur mon fessier pour avancer un peu. Je n’ai pas encore dépassé le seuil, mais puisque je suis lancée… À petits soubresauts d’arrière-train je m’éloigne de mon cocon pour rejoindre Idris. De son côté, il ne tire pas. Il attend. Il accompagne le mouvement.

Concentrée, je lâche pas le moindre mot. Les murs vibrent, le sol tangue, mais pas assez pour m’empêcher réellement. Je fixe un point et il devient mon objectif. Forcément, ce point, c’est lui, celui qui me fait face et agrippe mes mains. Je me raccroche à ce contact, je l’analyse et le dissèque. La poigne est ferme et douce à la fois, elle est chaude, agréable, apaisante. Je ressens, je ressens vraiment cette paume contre la mienne et le reste du monde s’efface un peu. J’ai le rythme cardiaque d’une athlète en plein sprint, et la respiration d’une asmathique après ce même sprint. Pourtant, je ne m’interromps pas. Je tressaute encore et encore jusqu’à l’obstacle ultime. Ou la ligne d’arrivée, je ne sais pas encore très bien comment le définir. Et je m’y raccroche, enthousiasmée, désespérée. Épuisée.

Le monde à l’état d’écho m’apparaît chancelant. Mon rocher me stabilise, il m’ancre dans une forme de normalité. Mes bras s’enroulent, mes ongles s’enfoncent, mes oreilles bourdonnent. Ça tourne, ça tourne bien trop.

— Ça va ?

Mes yeux demeurent clos à m’en faire mal aux paupières. Malgré tout, oui, ça va. A peu près. Ce constat m’apparaît si étrange que j’entrouvre un œil. Le couloir ondule légèrement, comme bercé par une brise imaginaire. Même la voisine du dessus semble en déséquilibre lorsqu’elle s’arrête à notre palier entre deux étages d’escalier.

— Bonjour madame Bukowski, tonne Idris dont une grande main quitte mon dos pour saluer la vieille dame.

Cette dernière répond à son sourire par un claquement de langue dédaigneux.

— Vous êtes prié de faire moins de bruit, la nuit, Mohammed, grince-t-elle comme la vieille porte de prison qu’elle est.

— Dites ça à Rita, madame Bukowski, elle est si… expressive, qu’il répond dans un sourire contrit.

— Quoi ? je m’étrangle en me délogeant de son épaule pour le fusiller du regard.

Je me justifierais bien auprès de la vieille raciste, mais elle a déjà tourné les talons et entamé la descente de l’étage suivant, son caddie à commission tapant chaque marche tandis qu’elle le traîne derrière elle.

— Mais elle va y croire ! j’aboie en tapant du plat de ma main cette épaule à disposition.

Et l’enchevêtrement de nos corps à même la moquette usé du couloir n’aide en rien à la détromper, je dois bien l’admettre.

— J’y compte bien !

Il ricane, ce crétin, fier de sa connerie. J’ai bien envie de lui administrer un coup de genou dans les bijoux de famille de manière à ce qu’il ne puisse plus du tout faire crier qui que ce soit, mais je suis déjà la folle de l’immeuble. Je peux bien coucher avec Mohammed du 5ème, ça ne changera pas grand chose à mon image de marque. Et puis je suis hors de mon appartement, sans crise ni tremblement. Il mérite bien ça, Momo.