Ophélie Jaëger Close(d) to me track 05 - Asereje

track 05 - Asereje

Idris

Le téléphone entre l’oreille et l’épaule, je tente d’enfiler mon jean d’une main. Ce qui n’a rien de simple. Mon interlocuteur est si pressé que même l’utilisation du kit main libre n’a pu être envisagée. Je jette tout de même l’engin sur le matelas, le temps de sortir ma tête de l’ouverture du pull. L’Iphone rebondi plusieurs fois mais la voix ne perd pas en puissance sonore.


— N’oubliez pas pourquoi vous avez été embauché, Idris, soliloque l’homme à l’autre bout du pays, dans une confortable résidence secondaire où il passe le week-end avec femme, enfants et l’Atlantique au bout du jardin. Vous êtes le seul à pouvoir prendre en charge ce dossier et il est des plus urgents !


Je grimace en récupérant l’objet de torture que je colle à mon oreille.


— J’entends, je reprends en forçant un sourire. Cela dit, nous sommes samedi matin, et je viens déjà d'enchaîner deux semaines sans le moindre jour off.

— Dans notre métier, les RTT n’existent pas.


Facile à dire de la part de celui que j’ai vu deux fois, le jour de mon embauche et lors d’une soirée pince-cul organisée par l’Ordre, et qui, depuis, partage son temps entre week-ends prolongés et déplacement pro aux Maldives.


— Je ne dis pas le contraire, Arthur, mais douze appels en absence, sept messages vocaux dont un où il est question de torturer des petits animaux, et le double de textos avec usage abusif des points d’exclamation, est-ce bien nécessaire avant même le café, alors qu’il n’est question que d’un pli à récupérer ?

— Moi aussi je préférerais profiter de ma matinée, mais est-ce de ma faute si la Seine-Saint-Denis est le secteur le plus actif, Soltani ?


Ok, il passe au patronyme, l’heure est grave. Je ne relève même pas la remarque teintée de racisme ou, tout du moins, de mépris de classe envers ma zone d'activité, et consulte la lourde montre à mon poignet. Ce signe extérieur de richesse me déplait, mais c’est un cadeau de ma mère, et je sais les efforts colossaux qui se dissimulent derrière ce présent de mauvais goût.


— À quelle heure, le coursier ?

— Avant dix heures, rumine l’homme depuis la côte basque.

— Il a la bonne adresse, la nouvelle ?

— Evidemment ! Je n’allais pas l’envoyer à la Courneuve, pauvre homme !


Mon poing se serre mais je repense aux zéro affichés sur ma fiche de salaire et ravale l’insulte qui me vient. Connard prétentieux.


— Très bien, je descends, je récupère le pli et rappelle le client après m’être informé du dossier.

— Aujourd’hui, Idris, pas dans dix jours…

— Bon week-end Arthur, et mes amitiés à Laurie.


Je raccroche sur son grognement frustré qui me contente plus qu’il ne le devrait. Je n’ai croisé son épouse qu’une seule fois, lors de la fameuse soirée pour laquelle j’ai dû claquer un fric monstre dans un foutu smoking. Si je ne me souviens plus vraiment ni de son visage, ni même de la couleur de ses cheveux, le sourire gourmand de madame et ses doigts vernis de rouge qui ne quittaient jamais mon bras, ça, je m’en rappelle bien. Arthur aussi, visiblement.


J’ignore cet abruti qui me rappelle et claque la porte de mon appartement. Je pourrais attendre tranquillement chez moi, mais puisque mon foutu nom n’est pas encore sur l’interphone…


L’automne s’installe doucement, et dos appuyé contre le bâtiment, j’observe les allées et venues de cette faune locale à laquelle je ne m’habitue pas encore. Les visages sont fermés, les lèvres pincées. Personne ne regarde personne, on file d’un point A vers un point B en ignorant volontairement ses congénères. Chez moi, tout le monde se connaît sur trois générations, on se salue, on demande des nouvelles, on offre quelques instants d’une journée bien chargée pour se soucier de l’autre. Enfin, mon ancien chez moi. Celui que j’ai abandonné au profit de ce quartier dont le “qu” pourrait être remplacé par un “C” majuscule. Ici tout est aussi monochrome que ces façades haussmanniennes aux cariatides figées dans la pierre calcaire.


— Rita Casal ?


La voix nasillarde me tire de mes pensées. Sur ma gauche, un type à polo bleu m’observe par-dessus son large paquet.


— Rita Casal ? répète-t-il en me regardant droit dans les yeux.

— Oui, c’est moi, je joue le jeu de ma voix la plus suave.

— Signez ici, qu’il me dit en me tendant sa petite machine à écran tactile.

— Ah mais t’es sérieux, en fait ?


Le livreur m’observe sans comprendre.


— C’est pas vous ?

— Dans quel monde ça peut être moi, copain ?


J’ai envie d’une clope. Ce qui serait con, puisque j’ai arrêté de fumer y a huit mois. Promesse faite à ma mère pour qu’elle n’ait pas à me voir disparaître comme mon père. C’est à cet instant, pile alors que le livreur en bleu enchaîne les coups d'œil entre le nom sur le paquet et ma tronche, qu’un autre se pointe. Celui-ci est casqué, tout en noir, et relève sa visière en parvenant à ma hauteur.


— Maître Soltani ? m’interroge-t-il.

— Voilà, là on est bon, j’informe le bleu tout en tendant la main vers le paquet de l'autre.


Une signature plus tard, le coursier est reparti, et le livreur m’observe toujours incertain.


— Maître ? tente-t-il en me tendant à nouveau le lourd paquet.


Ok, il est con. Et quelque part, son insistance force le respect. Dans un soupir, je cale mon pli sous mon bras, et tend les mains en direction de l’énorme chose.


— Allez, donne. C’est ma voisine, j’vais lui déposer.

— Merci Maître, me gratifie-t-il de ce qu’il pense probablement être un délire BDSM.


J’suis à deux doigts de lui offrir une chaussette juste pour le voir sautiller en répétant qu’il est un elfe libre. Au lieu de quoi, j’observe Dobby regagner sa camionnette en double file, et me demande combien de temps il espère conserver cet emploi.


Dans l’ascenseur, je me prépare psychologiquement à déposer le paquet sur le paillasson, plutôt que d’avoir à m’imposer à nouveau. Si je peux éviter de crisper ma voisine dès ce début de cohabitation, c’est mieux. C’est, de loin, le seul point positif de ce déménagement. Non, pas le seul, mais l’autre est de l’ordre pratique, ça compte pas.


Contre toute attente, depuis le palier, j’avise la porte de Rita grande ouverte. Pour le livreur, certainement. Vu le QI du gars, j’viens très certainement de lui éviter une galère.


— Rita ? je souffle depuis le seuil.


Personne. Pas même ce foutu chat. La grande pièce de vie si lumineuse sonne vide. C’est marrant, cet appart est le reflet inversé du mien. Même agencement, mêmes dimensions. Et pourtant, pas du tout le même ressenti. Le mien est froid et désolé, là où le sien est chaleureux et coloré. Et comme pour moi, à première vue, son intérieur colle pas vraiment avec sa personnalité.


— Rita ? je tente à nouveau.


Et c’est le chat qui me répond par un feulement à moins de cinquante centimètres de mes baskets. Putain, comment il est arrivé là, lui ?


— Vous êtes qui, vous ?


Oh merde, il parle en plus ?


— T’as dit quoi, là ? j’interroge la boule de poil.


Bien sûr, le prince de l’évasion ne me répond pas. Je m’attendais à quoi ?

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31 commentaires

Gottesmann Pascal

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Il y a 4 mois

Le chat qui se met à parler, le pauvre Idris a vraiment besoin de vacances. En tout cas son patron abuse vraiment.
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