Fyctia
3- Bête noire
Je suis partie. Par peur. Décontenancée. Perturbée dans cet élan de partage que j’avais prévu de vivre avec Éva. Je ne l’ai même pas écoutée jusqu’au bout. On est loin du simple rhume. En réalité, Éva avait pleuré avant d’arriver. Je sais de quoi elle veut me parler.
Adolescente, j’ai accompagné mon père dans ses derniers instants. Malgré son attitude distante, il m’aimait. Je lui avais tenu la main jusqu’à son ultime souffle. Quelles adversités dois-je à nouveau traverser ? J'ai l'angoisse de voir encore un être cher souffrir.
Je ne suis pas du genre à affronter les problèmes de ce genre. Du moins, pas dès qu’ils se présentent. Je les élude ou les minimise, en espérant que cette stratégie inconsciente les fasse disparaître. Faire l’autruche pour ne pas faire face à la triste réalité, ma spécialité !
Ce soir, les mots m’ont lâchement laissée tomber. J’ai couru, comme une dératée, mais la poudreuse annoncée s’est transformée en bruine. Le vent glacial cinglait mes joues comme la nouvelle me fend le cœur. Le temps est aussi maussade que mon humeur. Je m’arrête dans le premier café.
Obnubilée par ma tristesse, j’enlève un à un les éléments de mon attirail d’hiver froid et humide, et m’installe sur la banquette, l’air hagard. Le cadre country un peu désuet est plutôt sympa en réalité et fera l’affaire tant que je peux y noyer mon chagrin.
Pourquoi ai-je fui ? Je ressens de la colère. Ou peut-être de la peur. Ou alors de la peine. Je ne sais pas. Une chose est sûre, je me suis sentie de trop. Surtout quand le maigrichon a affirmé « qu’ensemble, ils vaincront la maladie », tout en l’enlaçant. Pfff !
Mais… La maladie ! Ce mot me déchire le cœur. Je percute. Je frissonne. Je tremble. Je n’accuse pas le coup. Éva, vulnérable, c’est insensé ! Impossible, c’est la plus forte entre nous deux, mais… Éva m’a annoncé la triste nouvelle et j’ai l’audace de me plaindre. Que m’arrive-t-il ? Cette révélation me fait perdre les pédales. Je tape du poing sur la table.
— Ouh la ! Ne vous énervez pas ! J’arrive !
Penaude, je m’excuse, en précisant au barman que cet agacement n’est pas contre lui.
— Un double mojito.
— Besoin d’un remontant, mademoiselle ? Désolé, mais ici, on est plus gueule de joie que de bois.
Ma mine circonspecte l’invite à développer.
— On ne sert pas d’alcool.
Il m’indique les étiquettes placardées sur les murs et les fenêtres. Quelle gourde ! J’étais tellement désemparée en arrivant, que j’aurais pu entrer dans un bar à Space cake sans m’en rendre compte.
— Bon je vais survivre autrement.
Je suis tentée de lui demander de me mettre une gifle, mais je ne veux pas que ce pauvre garçon à l’allure premier de classe, et plutôt bel homme, avec sa chemise blanche et son pantalon de service noir moule popotin, prenne pour mon inaptitude à gérer mes émotions.
— Vous n’avez pas l’air bien !
— J’ai une mine affreuse ?
— Je ne me permettrais pas !
Il éclate de rire.
— OK j’ai compris. Un coup dur, c’est ça !?
Il passe la lavette pour essuyer les traces collantes de sirop sur la table. Si mes tourments pouvaient partir aussi facilement.
— Oui… En effet, ma meilleure amie est… elle est… malade.
Prononcer ces mots m’arrache le cœur. Je sens que je vais craquer. Les larmes sont difficiles à contenir.
Il pose son plateau et s’installe près de moi. Je n’ai pas envie de m’épancher auprès de cet inconnu, mais son aura compatissante me fait du bien. Décontenancée, j’aimerais lui confier que la situation me renvoie au décès de mon père. Mais les mots ne sortent pas. J’ai peur de... Éva fait partie des rares personnes qui me comprennent et qui savent canaliser l’électron libre que je suis. Alors si je la perds, je ne saurais pas le supporter. Elle est arrivée dans ma vie au moment où j’avais besoin d’une main tendue, et celle d’Éva était douce et chaleureuse. Je ne pouvais pas compter sur ma mère, elle avait vite refait sa vie. La famille d’Éva m’avait offert l’hospitalité généreuse et le calme dont j’avais besoin. Nos existences sont entremêlées depuis l’adolescence.
— Je comprends votre douleur !
Je me braque.
— Que savez-vous de la vie ?
— Oh ! elle m’a fait grandir plus vite contrairement aux apparences !
Il ne doit pas être bien plus jeune que moi. La vingtaine, vingt-cinq, tout au plus.
— Il est difficile de savoir quoi faire ou quoi dire dans ces moments. Je suis certain que vous êtes sensible à ce qui arrive à votre amie. Je suis passé par là !
— Vous avez fui vous aussi ?
— Euh non… pas vraiment ! Même si j’aurais préféré ! En réalité, c’est moi qui étais à la place du malade, j’ai eu une leucémie. Je venais de rentrer au lycée. Et je peux vous assurer que je ne voulais qu’une chose. Le sourire de mes proches. Les savoir tristes me rendait dingue. Surtout ma mère. Il était inconcevable de la voir dans un état plus déplorable que le mien.
— Mais alors, qu’avez-vous fait ?
— Je leur ai expliqué que s’ils voulaient m’aider, ce n’était pas avec les larmes ni leur tête de chien battu. Ah, ah ! J’ai assez de recul aujourd’hui pour le prendre en plaisantant, mais je suis persuadé que votre amie attend simplement votre soutien. Que vous soyez juste là lorsqu’elle a besoin de réconfort, pour l’écouter, la distraire. Accordez-lui toute votre attention.
— Mais je ne sais pas quoi faire ni quoi lui dire, m’emporté-je. Et puis… j’ai peur !
Comment lui expliquer que l’expression des sentiments dans ma famille, c’était loin d’être notre point fort.
— Laissez-la faire. Elle vous dictera inconsciemment votre conduite. Rassurez-la, soyez le soleil nécessaire à sa guérison.
Ses mots d’une maturité incontestable font mouche. Ce serveur m’a mis une claque émotionnelle. Je dois rester sa Jo l’intrépide et l'excentrique. Soudain, j’ai honte.
— Vous n’avez pas à avoir honte de votre réaction. Ce n’est pas un acte de lâcheté. Au contraire, c’est parce que vous l’aimez.
Lit-il dans mes pensées ? Constatant ma stupéfaction, il se justifie.
— Vous ne savez pas cacher vos émotions. Vos yeux ronds parlent pour vous.
J'ai les yeux ronds ? La musique Jingle Bell Rock retentit dans le café. Je suis tellement réceptive à ce genre de chanson dont je ne peux faire abstraction. Elles ont le don d’apporter un coup de fouet supplémentaire aux paroles réconfortantes de ce jeune homme peu commun.
— Je peux vous proposer un Irish coffee sans alcool ! On fait les meilleurs.
— Soyons fous. Ça me mettra dans l’ambiance !
Une évidence me saisit soudainement. Je comprends à présent pourquoi Éva éludait tant le sujet du voyage ces derniers jours. Elle ne partira pas en Irlande avec moi et elle ne savait pas comment me l’annoncer. Je tiens plus à ma sœur de cœur qu’à ce voyage. Pour elle, je trouverai la force de dépasser mes peurs passées pour la soutenir dans l’adversité. Du moins, je l’espère.
Je suis pas une chiffe molle, dixit Kevin MacCallister. Éva est mon amie, Ducon n’est qu’une pièce rapportée. Alors, à nous deux, saleté de maladie !
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