Fyctia
Manipulation
Laurent Leborgne remplaçait systématiquement Johanne durant ses absences, qu’il s’agisse de stages, de colloques, ou simplement de congés. Il appréciait particulièrement ces moments, durant lesquels il mesurait la profondeur de la relation tissée par Johanne avec Pascale. Son grand singe à lui était beaucoup moins réceptif au sérum. C’était une évidence, le gaz à lui seul ne faisait pas tout. L’expérience prenait toute sa dimension lorsque les deux entités qu’elle confrontait entraient en symbiose pour des raisons qui échappaient encore aux scientifiques. La nature n’avait pas, sur ce point notamment, livré tous ses secrets. Néanmoins, il lui semblait que le transfert de sensations était décuplé lorsqu’il travaillait avec la guenon.
Pascale aussi savourait ces courtes périodes. Non pas qu’elle préférait la présence de Laurent à celle de Johanne, mais parce qu’elle le trouvait plus facile à berner, à endormir, à analyser. Laurent était la faille nécessaire à la mise en œuvre de son plan. S’il pensait investir plus profondément le domaine du singe durant leurs séances de travail, elle y trouvait quant à elle un plein pied au milieu de l’esprit humain. C’était là qu’était la vraie clef de sortie du laboratoire, pas dans la cachette qu’elle avait trouvé à ce bout de métal qui n’ouvrait que sa cage physique. Prendre possession du cerveau de l’homme et l’amener à faire ce qu’elle voulait qu’il fasse. Inverser les rôles de l’animal clownesque et de son maître évolué qui le ridiculise.
Finalement, lorsque Johanne s’éclipsait du laboratoire, c’était Pascale qui prenait la direction des recherches.
Pendant la période estivale notamment, sous l’impulsion de Laurent, des versions un peu spéciales du sérum voyaient le jour. Ces variantes étaient axées sur l’accès aux fonctions brutes de l’animal. Son instinct, sa force, sa résistance. Elles avaient l’avantage de plaire au public, qui commençait à apprécier ces produits. Leur utilisation à des fins professionnelles, dans le domaine de la sécurité, de la police, du sport, leur avait offert une vitrine exceptionnelle. Le grand public avait réclamé sa part. Il y avait le clan des opposants, celui des fans, et la frontière des sceptiques entre les deux.
Un matin, le directeur du laboratoire avait convoqué Laurent.
- « Monsieur Leborgne, vous sentez vous à votre place dans notre établissement ? », avait-il demandé en regardant Laurent par-dessus ses demi-lunettes, sans quitter son fauteuil de cuir.
Laurent avait d’abord cru à un plan de licenciement. Son nom devait être sur la mauvaise liste. Qu’avait-il donc bien pu faire pour se retrouver là?
- « Johanne Leduc est certes une excellente chercheuse, une scientifique hors pair… », il s’était redressé, se calant maintenant confortablement dans le dossier molletonné. « Mais entre nous, une ethnologue n’est pas forcément la mieux placée pour comprendre les enjeux commerciaux qui président à l’avenir d’un laboratoire ».
Le chercheur ne savait quoi répondre. Il ne saisissait pas bien le sens de cette conversation.
- « Laissons donc à Madame Leduc le loisir de faire de l’ethnologie. J’ai une mission taillée sur mesure pour elle, sur le terrain ». Il s’était retourné et pointait maintenant du doigt l’immense map monde aux couleurs du laboratoire. Il comptait donc envoyer Johanne à l’autre bout de la planète.
- « Vous avez l’air de vous en sortir pas mal avec les grands singes, y compris avec cette guenon prodigue qui nous fait avancer à grands pas », il regardait fixement Leborgne. Le scientifique restait silencieux.
- « Je vous propose de prendre la tête du projet ! Votre créativité et votre compréhension du marché est un gage de prospérité pour le projet… et pour le laboratoire ! »
Laurent le savait, c’est à cet instant qu’il aurait dû dire non. Défendre le projet de Johanne, dire à ce type arrogant depuis son piédestal que si la guenon était une poule aux œufs d’or, c’est parce que la soigneuse savait faire briller ce qu’elle leur offrait. Mais il avait toujours manqué de courage, et ne manquait jamais d’appétit. Il resta néanmoins muet…
-« Quel est votre prix ? », repris le patron agacé en s’extirpant maintenant de son siège, et à demi penché sur le bureau, entre révérence énervement.
C’était une question que Laurent ne s’était jamais posé.
-« Je vous nomme chef de projet sénior, ce qui devrait représenter une augmentation substantielle de votre salaire. Vous choisirez votre équipe, et vous avez carte blanche sur les nouvelles versions du sérum… », le patron se redressa, « Tant que le public en redemande… »
Le visage de Laurent s’était soudain éclairci, et un large sourire le traversait maintenant de part en part. Il avait certes un peu honte d’éclipser ainsi Johanne, mais la proposition alléchante du patron balayerait bien vite ses quelques remords.
Ce que l’un et l’autre ignoraient, c’est qu’ils venaient d’ouvrir en grand les portes du laboratoire, non pas pour que les singes en sortent, mais pour qu’ils en prennent la direction. Le succès commercial du sérum serait le cheval de Troyes de Pascale. Elle allait regretter Johanne, comme une amie, comme une sœur, qui part à l’autre bout du monde. Mais Laurent, le naïf, de surcroit devenu prétentieux, allait lui faciliter la tâche. Et puisque l’homme, et ses dignes représentants au sein de cet établissement, continuait de les considérer comme des clowns insignifiants et ne prenait pas garde au tunnel qu’il avait ouvert, elle allait à son tour en faire sa marionnette. Le public trouverait demain, en humant ce gaz révolutionnaire, force, adresse, endurance, rapidité… et peut-être même un peu plus !
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