MICHEL DELARCHE Cette Nuit à Buenos Aires Chapitre 33

Chapitre 33

Chapitre 33

Heureusement que j’étais redevenu complètement opérationnel, parce que ce lundi matin le grand chef m’a demandé de passer dans son bureau.

– Ah ! Spagnoletto ! Entrez, entrez... Comment va votre dos ? Bien mieux ? Parfait, parfait... Excellente nouvelle ! Je suis rudement content de vous avoir sous la main, ici au siège, en ce moment. J’ai besoin d’un officier fiable et irréprochable pour une mission un peu délicate...

Cette chanson-là je la connais bien, les paroles varient un peu mais l’air est reconnaissable entre tous. Avec Boccherini, on lui a depuis longtemps trouvé un nom, pas très raffiné, certes, mais qui a le mérite de la précision; on l’appelle "Le Prélude aux emmerdements".

– …Nous avons reçu des informations sur un risque de... comment dire... de… dérapage de la part de certains groupes... euh... disons... ultra-patriotiques... Ces jeunes gens un peu exaltés qui... La plupart viennent d’excellentes familles, notez bien... et dans leur immense majorité, ils finiront par se ranger... Mais en attendant... ils nous créent quelques soucis... Euh...Vous n’avez pas de relations… personnelles dans les milieux de la surveillance privée, n’est-ce pas ? Ni de conflits avec le secteur semi-formel de la sécurité ? Pas de relations particulières non plus avec des sociétés comme Aspis ou Gladium ?

– Non, rien de tout cela. D’ailleurs, ces noms ne me disent absolument rien...

– Bien, parfait... Quoi que... pour votre enquête... il faudra évidemment vous renseigner un peu... Discrètement, bien entendu...

– Bien entendu...

Le secteur semi-formel de la sécurité. Jolie formule. Il n’y a que les très hauts gradés et les politiciens pour savoir parler si élégamment de choses aussi triviales. Le secteur semi-formel de la sécurité, comme dit mon directeur, est un vaste réseau d’œuvres philanthropiques à but lucratif qui recycle tous les pourris qui se font éjecter de la police fédérale ou de la Bonaerense... et toutes ces boîtes ne manquent pas d’informateurs et d’auxiliaires parmi les collègues douteux qui ont échappé au zèle épurateur à éclipses de nos dirigeants. Moi, je ne fréquente pas ces gens-là, mais Boccherini pourra me renseigner. Il en coffre tous les ans quelques douzaines pour trafic de drogue. Probablement une des causes majeures du manque de stabilité des effectifs dans le florissant business de la protection rapprochée, du gardiennage et de la surveillance. Ces braves travailleurs n’ont même pas le temps de se former sérieusement à toutes les subtilités de leur nouveau métier que cet acharné de Boccherini les expédie à l’ombre pour quelques kilos de ceci ou quelques quintaux de cela. Et après, on se plaint du manque de dynamisme de l’économie argentine…

– Dans le cas du colonel Olivos... vous avez déjà entendu ce nom, je suppose?

Je hoche affirmativement la tête. Qui m’a parlé de cet Olivos, déjà ? Sur le moment, je ne sais plus, mais j’imagine que ça va me revenir...

– Dans son cas, nous sommes face à un entremêlement complexe de motivations politiques et d’activités purement commerciales... Ce serait un peu long à expliquer... Je vais vous faire remettre un petit dossier... et je vous demande, toutes affaires cessantes, de vous occuper de le remettre à jour.

Il se lève lourdement de son bureau. On sent que le poids écrasant de ses responsabilités l’empêche de se déplacer à vitesse normale. J’évite de lui demander ce que pourrait être un entremêlement simple ; pas le moment de trop faire le malin.

Le patron me congédie d’une poignée de main mécaniquement cordiale et me reconduit au bureau de sa secrétaire particulière, une fausse blonde recarrossée de partout qui ressemble vaguement à Silvina. Avec un de ses sourires post-chirurgicaux soumis à de multiples restrictions de mobilité, elle me tend un mince dossier cartonné à couverture grise.

Mon dossier à la main, je file aussitôt chez ce fouineur de Boccherini, qui traînait l’air de rien dans le couloir pendant que j’échangeais quelques amabilités avec la secrétaire du chef.

– Alors Hugo, tu branches les fausses blondes, maintenant?

– Ah! Mon vieux Carlos... Tu sais bien comment c’est, à notre âge... Faute de grives, on mange des merles.

– Hé bien, moi, non ; et ce matin, j’ai pris mon petit déjeuner avec une vraie blonde... D’ailleurs, tu la connais très bien...

– Ah ??? Hilda ???

– Tu crois que Hilda est une vraie blonde ? Comment tu sais ça, toi !?

– Secret défense !

– Non, mais j’ai organisé un petit déjeuner de travail en tout bien tout honneur, avec la nouvelle informatrice de choc de la Brigade...

– Tu n’as pas...

– Hé si ! Elle est majeure, maintenant, ta fille adoptive, et elle fait ce qu’elle veut... Elle est ravie de nous aider. Venir jouer les minettes écervelées tournant autour de Marcelo l’amuse énormément. Il n’y a que Silvina qui lui fasse un peu peur... Et encore...

– Mais je croyais que c’était définitivement enterré, cette idée absurde ! Tu ne m’en avais plus reparlé depuis des mois et des mois...

– Pas de ma faute si cette affaire a traîné un peu... L’an dernier, avec tous ces stewards et hôtesses qui s’étaient mis à trimballer de la coke vers Madrid, on était complètement débordé, si tu te souviens... Du coup, notre ami Marcelo a eu un peu de répit... Oh, on n’a jamais complètement lâché l’affaire, crois-moi, et on a continué à le surveiller autant qu’on a pu... Mais voilà, la bataille de l’exportation était prioritaire, comme nous le répètent toujours tous nos gouvernements à propos d’autre chose...

Au passage, je te rappelle que tu m’avais promis ton aide pour coincer Marcello... Monsieur le commissaire Spagnoletto avait sûrement sa petite idée, tellement géniale que personne d’autre ne l’avait eue avant lui, mais il ne voulait pas en parler. Maintenant ce serait bien que tu arrêtes ton numéro de diva et que tu me la poses là, devant moi, sur cette table, ton idée...

– Moi, je t’avais dit ça? Je ne m’en souviens plus du tout... Ça remonte à tellement loin...

– Mais c’est qu’il devient gâteux, en plus, ce brave monsieur Hugo Alzheimer Spagnoletto ! Bah, c’est sans importance... Si tu as oublié de quoi il s’agissait, c’était sûrement une idée complètement bidon. Quand j’étais gosse et que j’avais oublié ce que je voulais dire, ma grand-mère m’expliquait que c’était parce que j’étais sur le point de sortir un vilain mensonge ou une grosse bêtise et que mon ange gardien m’en avait empêché...

– Mais cet ange incapable ne t’a pas empêché d’entrer dans la police...

Et voilà qu’en imaginant cet improbable ange gardien de Boccherini, l’idée a surgi, nette et claire. J’ai rapidement expliqué à Boccherini comment je pensais que Marcelo s’y prenait pour distribuer discrètement sa drogue, mais déjà il ne m’écoutait plus qu’à moitié, le regard penché sur la chemise grise que je gardais serrée contre ma poitrine.

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