Fyctia
Chapitre 20 - SOREN (1/2)
[Let It Go - PYPR & Jordan Critz]
Le Giant Mountain Bar est plutôt désert ce soir. À l’image de mon humeur, tout compte fait. Je prends une place au bar et commande une pression avec une assiette de fish and chips.
— Mauvaise journée ? me demande Jack en me servant ma bière.
La mousse déborde sur le bord et dégouline lorsqu’il pose la chope devant moi.
— Ouais, c’est le cas de le dire…
Devant mon air maussade, il désigne la boisson.
— C’est offert par la maison, doc.
Je le remercie d’un geste et déguste la bière. Le goût du houblon et du malt tarit un peu le fil incessant de mes pensées.
Il y a des gens qui sont de grands amateurs de vins. Personnellement, j’ai toujours été plus amateur de bières.
Dans mon malheur, heureusement que je cours tous les matins pour en éliminer chaque trace.
Je regarde l’horloge boisée du bar.
22h.
Je sais d’avance que cette nuit ne sera pas différente des autres. Voire pire, compte tenu de sa triste conclusion.
Je n’ai pas envie de rentrer chez moi.
Pas envie d’affronter ce silence.
Cette solitude.
Ces cauchemars.
Habituellement, je reste jusqu’à pas d’heure à l’hôpital ou au bar. Comme mon quota d’heures sup menace d’exploser et d’attirer les inspecteurs du travail, le chef m’a ordonné de rentrer chez moi ce soir.
Alors je suis ici. Et c’est mieux que d’être dans cette maison vide qui fait office de chez-moi. Même si Jack est plongé dans son travail, sa présence me permet de me sentir moins seul. Et avec lui, celle des autres clients.
Parfois, il me fait la conversation. On discute de tout et de rien. Des relations normales entre citoyens d’une petite ville et habitué de l’établissement.
L’assiette fumante de poisson frit arrive devant moi et me met l’eau à la bouche. À quand remonte mon dernier repas ?
Je plonge un morceau de colin dans la sauce blanche aux herbes de Jack et pousse un soupir d’aise quand les saveurs éclatent dans ma bouche. Ciboulette, estragon, citron et un ingrédient secret dont il ne révèlera jamais l’identité. Des paris fusent à ce sujet. Je mise sur du sirop d’érable personnellement. Peut-être légèrement fumé, d’ailleurs.
— Vous servez encore ? demande une voix derrière moi.
Je manque de m’étouffer avec mon poisson. Je reste immobile, dos à la personne qui vient de rentrer.
Je n’ai pas besoin de me retourner. Je reconnaîtrais la voix d’Erine Peters entre toutes. Je vois Jack hocher la tête et je sens son parfum se déplacer dans la pièce.
Boisée, terreuse, camphrée, je n’arrive pas identifier la senteur. Elle m’évoque la puissance, la sensualité, le mystère.
À l’image d’Erine Peters.
Un tabouret racle à deux sièges de moi. J’ose un regard en biais. Elle a l’air perturbée, certainement la patiente de ce midi, à tel point qu’elle ne semble pas avoir remarqué ma présence.
Jack lui propose un verre, mais elle décline en demandant une limonade et un plat du jour.
— Vous êtes la nouvelle interne ? demande le barman en servant la boisson.
Elle hoche la tête, un sourire crispé. Il remarque son malaise et la laisse au calme pour partir en cuisine.
Je pique une frite et la mâche nonchalamment. Serait-ce la première fois qu’elle perd un patient ? Non. C’est impossible en 2e année d’internat. Elle en a forcément déjà perdu un. Même plusieurs.
Son plat est un ragoût de bœuf aux lentilles et au chou. L’odeur est alléchante. Je devine les arômes de thym, d’oignon et de persil qui se dégagent de la sauce brune.
Elle remercie Jack et pique sa fourchette dans la viande. Un petit éclat s’allume dans ses yeux quand le mets roule sur sa langue. J’esquisse un sourire. Jack est un cordon bleu. Tous ses plats sont merveilleux, même les plus simples.
Surtout les plus simples.
Mais quand je la vois le déguster avec sa limonade, je m’insurge.
— Vous devriez commander un Gevrey-Chambertin 2019 pour aller avec le ragoût.
Je regrette mes mots au moment où elle sursaute et se tourne vers moi. Son corps se raidit immédiatement. Elle plisse les yeux de mépris.
— Je ne bois pas d’alcool.
Je lève les mains en signe de paix.
— Pardon, je l’ignorais. Mais dans ce cas, je peux vous conseiller le Red Mountain plutôt que cette limonade. Ça fera ressortir tous les arômes.
— Qui vous dit que c’est ce dont j’ai envie ?
— Rien du tout. Je ne faisais que…
Putain, je m’y prends vraiment comme un pied.
— Laissez tomber, abdiqué-je. Je n’aurais pas dû vous interrompre.
Je m’attends à ce qu’elle m’ignore. Ou qu’elle me dise d’aller me faire foutre. Au lieu de quoi, elle consulte la carte des boissons et commande le soft aux herbes.
Quand elle déguste son plat avec le jus, la lueur dans son regard de glace s’intensifie, et une douce chaleur s’installe dans ma poitrine.
— Je dois reconnaître que vous n’avez pas tort, dit-elle en prenant une autre bouchée.
— En toute honnêteté, je ne m’attendais pas à ce que vous le fassiez.
— Pour quelle raison ? Parce que vous me l'avez suggéré ? Je n'hésite jamais à tenter de nouvelles expériences culinaires. Je suis capable de faire la distinction entre ce qui m'apportera du positif et ce qui ne le fera pas.
Le silence s’abat entre nous, ponctué des rares clients qui trinquent et discutent. Cette ombre naissante dans ses yeux bleus reprend l’avantage sur la lueur étincelante un peu plus tôt.
— Était-ce votre premier patient ? demandé-je.
Elle me jette un regard curieux.
— La patiente de ce midi. C’était votre première perte ? insisté-je.
Elle plonge le nez dans son assiette et triture sa nourriture.
— Non. Certains jours sont juste plus difficiles que d'autres.
Je suis bien placé pour comprendre ce qu’elle peut ressentir en cet instant précis. Cette blessure que j’aperçois dans le reflet de son âme fait écho à la mienne avec une force telle que mon souffle se coupe. Ma gorge se serre quand je comprends que nous sommes peut-être plus similaires que je ne le pensais.
Ça ne change rien à mon objectif.
Aller. Un compliment. Juste un petit. Il faut que je trouve quelque chose pour adoucir enfin cette tension entre nous et avoir une ouverture.
La complimenter sur son physique ne fera que m’attirer des ennuis, indéniablement. Ce n’est pas très original ni très pertinent.
Je repense à ses sutures au bloc, à son esprit brillant de diagnosticienne. Ça me tue de l’admettre, mais je suis impressionné. J’ai toujours eu l’habitude de susciter l’admiration de la part de mes partenaires, et c’était à sens unique. Alors, me retrouver face à quelqu’un que je pourrais (j’ai bien dit pourrais) estimer pour autre chose que son enveloppe corporelle, c’est une première.
Et j’admets que c’est assez sexy.
13 commentaires
ÉlodieFerrali
-
Il y a 9 mois
Eleanor Peterson
-
Il y a un an
AJ Broochmitt
-
Il y a un an
lea.morel
-
Il y a un an
Emma Eichen
-
Il y a un an
KBrusop
-
Il y a un an
JUSTINE MG
-
Il y a un an
Emeline Guezel
-
Il y a un an
AJ Broochmitt
-
Il y a un an
chiara.frmt
-
Il y a un an