Fyctia
Only if for a night (3)
Ellis me tend la main pour m’aider à me redresser, me signale au passage que j’ai taché ma robe. Un cercle jaune pâle de la taille d’un quarter.
« Je vois que le budget nettoyage n’est toujours pas prioritaire dans ce lycée, souffle-t-elle en promenant un regard dégoûté dans la pièce. Allez, suis-moi, personne ne va le remarquer, ils seront trop concentrés sur tes che… Sur Jules. »
Et en effet, celui-ci, comme je le constate en retrouvant le gymnase, brille de mille feux au centre du système solaire, la tête virant à droite puis à gauche au rythme des sollicitations. J’aperçois de temps à autre la pointe de ses sages ondulations châtain, l’éclat hypnotique de son océan. Mon estomac se tord, mais pas de la façon que j’avais anticipée.
Julian a réussi.
A décroché pendant ses années universitaires le rôle de David Bowie dans un biopic au succès confidentiel, succès quand même. A été repéré presque aussitôt, a enchaîné depuis. Les cafés-concerts, les théâtres, les personnages, bien qu’à moindre mesure. Je sais qu’il joue depuis peu un chanteur de folk insupportable mais charmeur dans une série pour adolescents, crois qu’il a été promu d’épisodique à récurrent. Je m’interdis de la regarder, de l’écouter, et bon sang, ce que j’ai eu raison.
Il m’aurait tuée.
« Adé, un verre ? »
Ellis brandit une flûte de champagne en ma direction, mais je secoue la tête. L’alcool n’aidera en rien, j’hallucine bien assez sobre.
« Un jus d’orange, s’il te plaît. Je suis en voiture. »
Mensonge nécessaire, pour m’éviter de récolter une autre grimace.
« Vraiment ? Mais on aurait pu venir te chercher. Jules se demandait justement où tu habitais.
— Jules sait très bien où j’habite, je réplique sans douceur. Au même endroit depuis la mort de Délia. »
Parenthèse new-yorkaise de côté.
« Délia ?
— Ma grand-mère.
— Ah, oui. Mais enfin c’était il y a dix ans, Adé. Ça aurait pu changer. »
Je sais ce qu’elle essaie de me dire : ça aurait dû changer. Aussi je sonde la foule à la recherche d’un autre visage connu, quelqu’un de plus onctueux, de moins sincère tant pis. Mon ancien professeur de musique se dirige vers les petits fours, mauvaise idée ; ses questions seraient tout autant de poignards, lames acérées prêtes à viser l’abdomen, la poitrine, l’abdomen à nouveau. Peut-être cela s’applique-t-il à l’ensemble du corps professoral, en réalité. Délia se trouve-t-elle encore quelque part ? Délia est la seule avec qui j’ai envie de discuter.
Un micro grésille.
Je pivote vers la scène, où se tient le proviseur du lycée.
« Ah, je vais devoir filer, m’explique Ellis. Ce sera bientôt à nous. »
Le responsable de l’établissement nous invite tous à nous asseoir, bénédiction bienvenue. Je choisis une chaise au dernier rang, habituellement prisé, exceptionnellement désert. Jules, c’est de la faute de Jules. Tout le monde ici espère profiter d’une vue privilégiée sur le trésor du lycée. Je ne suis pas si éloignée de la porte, peut-être pourrai-je m’éclipser en douce et ne plus jamais repenser à cette soirée de mon plein gré. Louise est la seule à être au courant de ma présence sous se toit troué, qui laissait filtrer les rafales de vent polaire en hiver, nous obligeait à annuler les cours de sport les jours de pluie, et je sais que Louise n’aura besoin que d’un regard et d’un « s’il te plaît » pour comprendre que je me suis aventurée en terrain miné, que je me démène depuis dans un cauchemar, que je ne souhaite plus qu’oublier.
La lumière s’éteint.
Les premiers élèves grimpent sur la scène, exposés à nu sous les lueurs du projecteur comme nous l’étions six ans plus tôt, Julian, moi et tous nos semblables. Le lycée n’a toujours pas investi dans une paire de rideaux, il faut dire que les arts ont cette faculté de façonner la vie de leurs amoureux sans jamais être une préoccupation majeure des autres. Partir maintenant ne pourrait provoquer que grincements, grondements, traumatismes de guerre pour une génération entière d’artistes en devenir made in New Orleans. Mes genoux s’agitent, mais je reste en place. Le proviseur présente l’ensemble des étudiants par leur nom comme s’ils avaient trois ans et n’étaient là que pour récolter les applaudissements de leurs parents respectifs. Une paire de mains sincères chacun, deux dans le meilleur des cas, pas plus. C’est un peu le cas, je le réalise maintenant.
Jamais le moindre producteur n’a franchi les portes de notre gymnase moisi pour nous offrir la phrase magique qui nous maintient debout : je vous veux.
Ils sont vingt, vingt et un, vingt-deux, ah, vingt-trois, avec la jeune fille cachée derrière son camarade trop grand, combien seront choisis pour la prochaine étape ? Julian se tient dans un coin des coulisses, prêt à répondre à cette question : un seul. Cruelle ironie ; c’est trop peu pour y compter, bien assez pour y croire. Le piano a été accordé par un sourd, les premières notes dérangent. La femme installée à mes côtés se tortille sur sa chaise. Heureusement pour elle, pour nous, la première fille à chanter déclame d’une voix profonde son ode à la tendresse et je ne sais comment, parvient à nous faire oublier les faussetés de l’instrument. Ce sera peut-être elle, alors. L’élue.
J’ai les yeux brillants de honte au moment de leur salut.
Ils brûlent, au moment où Julian entre en scène. Celui-ci se présente, les lèvres étirées en un sourire solaire. Évoque une anecdote idiote ; une horloge volée, un cours de musique prolongé à l’extrême, un professeur de mathématiques furieux de se retrouver face une salle vide. Gratte les cordes de sa guitare sous les chuchotements excités de la foule. Ma voisine se tord le cou, à présent, en fustigeant l’homme à la carrure de géant assis deux rangs devant. Ellis est installée au clavier derrière Julian, elle aussi illumine le gymnase. C’est elle que je fixe, pour éviter de perdre de vue que je suis heureuse pour mon ami, heureuse qu’il ait percé, heureuse qu’il me traite désormais comme une moins-que-rien, une non-choisie, qu’il ait oublié mon adresse, mon nom, nos fous rires.
Son talent me percute presque sans prévenir, dès la première syllabe, le premier accord, en réalité. Moi aussi, j’avais oublié. La chaleur de son timbre, les rayures dans sa voix, ses sourires en fin de phrase. Je m’étonne de connaître certaines de ses chansons, en fait, quasiment toutes. Composées à l’époque du lycée, dans sa chambre ou la mienne.
« J’ai une requête un peu particulière, pour cette soirée spéciale, annonce-t-il entre deux titres. J’ai repéré Adé dans la salle, je me demandais si elle aimerait me rejoindre. »
Je crois d’abord avoir mal entendu, m’enfonce dans le silence ; quelle idée, d’imaginer une chose pareille.
« Adé ? répète-t-il à ma grande surprise. Adé, je sais que tu es là. Si tu ne veux pas, aucun souci, dis-moi. Mais en hommage au bon vieux temps, allez. Tu sais quoi ? Je vais compter jusqu’à dix. Si à dix tu ne t’es pas levée, promis, j’arrête de t’embêter. »
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Luana Mmdc
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Il y a 9 jours
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Il y a 9 jours
Juliette Delh
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Il y a 11 jours
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Il y a 10 jours
Leo Degal
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Il y a 18 jours
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Mary Lev
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Il y a 18 jours
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aurora.R
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Il y a 18 jours
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Il y a 15 jours