Fyctia
Chapitre 2
Les cinq premières heures de vol m’ont permis de dormir enfin. J’en avais cruellement besoin.
À côté de moi, les sièges ne sont pas occupés comme c’est le cas un peu partout. Je me glisse jusqu’à la fenêtre pour admirer le paysage.
Lorsque je me rends compte que nous survolons les glaciers du Groenland, ma respiration se bloque. J’ai la gorge en feu, et je sais ce qui vient ensuite…
Léo n’est pas là. Le reverrai-je un jour ?
- Ça vous dérange si je m’installe ici ?
Le polynésien me montre le siège sur lequel j’étais et qui borde le couloir.
- Hmm. Pas du tout.
Je me racle la gorge et me redresse, mal à l’aise.
- La dame à côté de moi est vraiment adorable mais, non seulement ses ronflements sont aussi bruyants que le moteur de notre avion à pleine puissance, mais sa vessie me contraint, en plus, à me lever toutes les dix minutes pour la laisser passer.
En essuyant la larme qui m’a échappée à la vue du paysage, je ris face à cet argumentaire d’une franchise étonnante.
- Aucun problème. Il y a de la place. J’espère juste vous prévenir : ma vessie ne devrait pas tarder à vous faire regretter ce changement.
- Seigneur ! Est-ce que je devrais chercher un autre siège ?
- À priori, une fois que j’y serai allée, vous devriez être tranquille.
- Super ! Parce qu’au moins, je sais que vous ne ronflez pas !
Ça faisait un moment que je n’avais pas autant ri.
- Je m’appelle Temoe. Je suis de Moorea, affirme-t-il en me tendant sa main au dessus du siège qui nous sépare.
- Lola. J’étais à Paris, mais j’ai tout plaqué pour m’installer à Tahiti.
Cette réalité prononcée pour la première fois me donnerait presque envie de hurler si la main de Temoe ne me distrayait pas.
- C’est très courageux.
- Ou complètement stupide, murmuré-je.
__________
Le repas servi est excellent. En partant au dernier moment, je n’ai pas eu beaucoup de choix et mon billet m’a ruinée. Mais je ne regrette pas.
- Est-ce trop délicat de vous demander pourquoi vous avez tout quitté ?
- J’étouffais, admis-je sans détour.
Silencieux, et certainement désireux d’en savoir davantage, le polynésien ne me force pas pour autant la main.
- J’ai réalisé que la vie que je menais ne me ressemblait pas, me libéré-je.
- Je vois.
- Une dispute a encore éclaté avec mon mari et… J’ai simplement décidé que ce serait la dernière.
Je vois à son regard qu’il ne s’attendait pas à ça. Comment une jeune femme mariée peut-elle se retrouver seule à bord d’un avion qui traverse le globe ?
Oui, j’en suis là.
- Et qu’attendez-vous de votre nouvelle vie ?
Cette question, ça fait des années que personne ne me l’a posée. Quels sont mes projets ?
Qu’ai-je envie de faire de ma vie ?
- Je n’en ai aucune idée. Je crois que j’étais trop occupée pour y penser.
- Alors vous avez bien fait de partir.
J’espère.
- Je sais que, pour le moment, j’ai juste besoin de votre île, enchaîné-je. De vos îles. Je veux retourner voir les baleines, les requins et les raies. Ari, le dauphin gris du centre aquatique. Je veux parcourir les coraux jusqu’au tombant, et grimper vos montagnes en quad. Je veux… pouvoir me coucher sur la plage sans aucun bruit, ni aucun souci. J’en ai assez des pensées négatives et des relations toxiques.
- Vous avez de beaux projets pour quelqu’un qui n’en a aucune idée. Il ne vous reste qu’à tester le surf, et à vous faire tatouer.
- Peut-être que j’y penserai, en effet ! m’esclaffé-je.
__________
Aux côtés de Temoe, je ne vois pas les heures passées. Nous parlons de tout. De Léo, des visites à faire à Moorea. Nous tentons d’inventer un prénom et un métier à chaque passager de l’avion et je me surprends à rire à chaque proposition loufoque de Temoe.
De verbicruciste, à modèle nu, en passant pas testeur de sextoys, ou nettoyeur d’écrans de cinéma, il ne manque pas d’idées. Et, moi, je ne peux plus respirer.
- Lui, c’est sûr, c’est Jean-Charles. Il est éleveur d’insectes comestibles !
Je recrache l’eau que je tentais d’avaler pour me calmer mais c’est un échec cuisant.
- On arrête ! On arrête ! Tu vas finir par me tuer.
L’avion entame enfin sa descente et me remet les pendules à l’heure.
Bientôt, je serai arrivée. Je serai seule, sans projets et sans Léo.
- Est-ce que…
À côté, Temoe peine à finir sa phrase.
- Si ça te dit, je peux te montrer un super endroit où manger ce soir, se lance-t-il finalement.
Je réfléchis plusieurs secondes, inquiète à l’idée qu’il puisse s’imaginer n’importe quoi. Il s’avère être une bouffée d’air précieuse et salutaire, je l’accorde. Mais…
- Ne t’en fais pas. Je n’ai aucune arrière pensée. J’ai bien compris la force qui te liait à Léo.
- Je t’en remercie.
- Si t’as prévu de rester sur l’île, ça pourrait être sympa de rester en contact. On s’entend bien, je crois.
Ça fait aussi un sacré bout de temps qu’un homme ne m’a pas livré ses pensées avec autant de facilité. Il existe donc des hommes qui parlent ? Et qui choisissent de ne pas mettre toute leur énergie à devenir de véritables cons en cachant leurs émotions ?
- Tu as raison. Mais seulement si tu me promets que ce sera délicieux.
- Mieux que ça ! Tu vas passer un bon moment.
- Je n’en doute pas.
- Cool ! Parce que j’allais te proposer de pimenter la chose en invitant le verbicruciste et le testeur de sextoys. Imagine un peu les discussions s’ils se retrouvent à la même table !
Mon éclat de rire me vaut un regard jaloux de la part de la vieille femme abandonnée quelques heures avant par mon voisin.
- Encore heureux que tu n’aies pas prévu un tête à tête chez l’éleveur d’insectes comestibles !
- Mince... Grillé !
- Tu parles de tes plans ? Ou du cafard que tu voulais me faire gober ?
- OK. T’as gagné Ravanui*. Je vais vomir !
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*Ravanui signifie "Grande femme brune" en Tahitien.
1 commentaire
Anthony Dabsal
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Il y a 5 mois