Fyctia
Lustre en verre de Murano
Je suis soutenue par les béquilles. Mon pied gauche est enveloppé dans le chausson trop grand que j'ai rembourré de papier journal pour faire croire à un bandage épais. Je peux faire ma grande entrée dans le hall luxueux de l'hôtel.
Deux hommes sont postés en faction devant la porte à tambour. A côté d'eux, un autre est en pleine discussion avec le réceptionniste. C'est le même que cette nuit.
Dans le salon, des clients fortunés se plaignent du remue-ménage, du manque d'oreillers ou de la vue sur le canal gênée par le brouillard. A mon avis, ce qui gâche le décor, c'est ces uniformes immondes qui ne se marient pas du tout avec les installations florales et les tapisseries flamandes.
J'avance sur le marbre et me poste juste au-dessous du lustre majestueux en forme de gâteau de mariage à l'envers. Designé par Alberto Dona en verre de Murano. La lumière est parfaite.
Action !
Je m'adresse aux policiers.
— Messieurs, j'ai croisé deux de vos collègues dans le couloir. Je leur ai suggéré de fouiller ma chambre en priorité. J'ai un rendez-vous à l'hôpital pour ma blessure, je ne peux pas être en retard. Puis-je m'en aller maintenant ?
— Attendez, Madame. Vous étiez dans quelle chambre ?
Il se retourne vers le réceptionniste. Je réponds à sa place.
— J'étais dans la chambre 623. Monsieur doit s'en souvenir sauf s'il était trop occupé à essayer de passer le niveau 986 de Candy Crush.
Pris en faute, le réceptionniste pique un fard et tente de se racheter :
— Oui, oui, bien sûr. Je me souviens très bien de Madame.
L'un des policiers vérifie via son talkie-walkie que la chambre a bien été inspectée et me laisse passer en s'excusant.
— Au fait, vous devriez dire à vos collègues d'être un peu moins brusques dans leurs fouilles. Ils ont cassé quelque chose dans la chambre. J'ai entendu un fracas pas possible depuis le couloir.
Je pivote vers le réceptionniste.
— J'espère que ce n'était pas le vase Ming. Il est tellement beau. Le décorateur d'intérieur a fait un travail fabuleux dans cet hôtel.
Je sors aussi triomphante et élégante qu'on peut l'être en béquilles et chaussée de façon dépareillée.
***
En faisant l'acquisition de cet appartement, j'ai rayé une ligne sur la liste de mes objectifs des dix prochaines années. Il ne me reste plus qu'à bâtir un empire avec ma propre marque de luxe et à sortir avec Ryan Gosling. Et donc à me débarrasser d' Eva Mendes.
Il est situé au dernier étage, possède un minuscule balcon qui a le mérite d'exister, une cuisine digne de ce nom et une salle de bain assez vaste pour pouvoir danser les yeux fermés, en me servant de ma brosse à cheveux comme d'un micro.
A peine entrée, je ferme à double tour et me débarrasse de cette affreuse chose à mon pied gauche. Je jette le chausson avec le papier journal et enlève mon escarpin.
Un bruit sourd me fait sursauter. Je crois que ça vient de la cuisine. Le coeur battant, je me saisis d'une des béquilles et la tiens au dessus de ma tête comme une batte de baseball prête à frapper une balle ou en l'occurrence, le crâne d'un intrus.
J'avance à pas feutrés.
Je hurle en découvrant quelqu'un devant mon frigo.
Il crie plus fort que moi.
Enfin, je le reconnais.
— Mario ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? J'ai failli avoir une crise cardiaque !
Il a posé une main sur son coeur et halète.
— Moi j'ai failli me faire assommer apparemment !
— Mais comment tu es entré ?
— La clé de secours que tu caches derrière l'extincteur dans le couloir. T'as dit qu'en cas d'urgence, je pouvais m'en servir. Mais t'inquiète pas, je l'ai bien remis à sa place.
Je l'observe devant mon frigo.
— Et c'est quoi l'urgence ? Tu avais faim ?
— Tu m'as foutu la trouille avec tes histoires. T'as dit que t'avais trouvé un truc dingue dans ta chambre d'hôtel et après tu as eu l'air paniqué et tu as raccroché. Je me suis inquiété ! Tu ne paniques jamais ! Alors je suis venu voir.
Je songe enfin à abaisser mon arme de fortune.
— Bon. Sers-nous à boire et rejoins moi dans le salon. Je vais te raconter.
Dans mon dos, je l'entends dire :
— C'est quoi cette béquille ? Tu t'es blessée ?
Je lève les yeux au ciel.
— Sers-nous à boire et rejoins moi dans le salon.
Il dépose deux verres d'un liquide orange sur la table basse. Du jus d'orange ? Quand il aura découvert ce que je suis en train de sortir de la béquille, il aura besoin d'un truc plus fort que ça.
Il écarquille grand les yeux pendant qu' à quatre pattes, je déroule la toile sur le tapis duveteux de mon salon.
Il reste sans voix un bon moment.
— Est-ce que c'est ... ?
— L' Appartement de Jalousie. Oui.
— Le tableau qui a été ... ?
— Volé par l'Ombre au Museum. Oui.
— Merde.
— Je suis dans la merde. Oui.
Pendant que je lui raconte en détails comment je me suis retrouvé en possession du tableau, quelqu'un sonne à la porte.
D'un doigt sur ma bouche, je signifie à Mario de ne plus faire un bruit. Je ne tiens pas à ouvrir ma porte à qui que ce soit avec la peinture la plus recherchée du moment étalée par terre dans mon salon.
J'entends des pas s'éloigner de ma porte et je me rassure. Le visiteur est parti. Je replonge dans ma conversation avec Mario quand le son caractéristique d'une clé qu'on tourne dans la serrure se fait entendre.
Pris au piège, Mario et moi échangeons un regard de détresse. Nous n'avons pas le temps de cacher la toile. La porte s'ouvre déjà.
Je découvre mon père sur le palier, stupéfaite.
Il nous regarde assis par terre. Puis ses yeux se posent sur la toile et il a l'air encore plus stupéfait que moi.
Je me ressaisis. Je cours refermer la porte à clé et fais asseoir mon père encore sous le choc, dans un fauteuil.
— Papa ? Mais qu'est-ce que tu fais là ?
Il y a décidément trop de monde au courant de cette clé de secours !
Il ne répond pas à ma question. L'air abattu, il se prend la tête entre les mains.
— Mon dieu. Ma fille. Qu'est-ce que tu as encore fait ?
Je trouve que le "encore" est un peu exagéré. Et je me demande quelle urgence l'a poussé à venir à mon appartement et a utilisé la clé de secours mais la priorité, c'est de me défendre.
— Ce n'est pas moi qui l'ai volé, papa ! Je te le jure.
Il ne m'écoute pas et commence son sempiternel monologue.
— Tout ça c'est de ma faute, je n'aurais jamais dû t'apprendre ces tours de magie et ces trucs de mentaliste quand tu étais petite. Si ta mère avait été encore en vie, elle m'aurait interdit de le faire et tu ne serais pas devenue une criminelle...
— Je ne suis pas une criminelle, papa !
Ses yeux accusateurs vont de la peinture à moi.
— Ah oui ? Et comment tu penses arranger ça alors ? Par magie ?
Mais oui !
J'ai envie d'embrasser mon père, c'est un génie ! Je sais ce que je dois faire. Comme dans un tour de magie, je vais faire réapparaître la toile.
Je vais la remettre à sa place au Museum.
Je serai débarrassée du problème et quelque chose me dit que ça ne devrait pas plaire à l'Ombre. D'une pierre, deux coups.
9 commentaires
JULIA S. GRANT
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Il y a 2 ans
Océane Ginot
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Il y a 2 ans
anna.rd
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Il y a 2 ans
Thanys
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LilouJune
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Il y a 2 ans