Fyctia
Chapitre 8
Indigo trébucha de quelques pas avant de s’immobiliser, les bras ballants, presque éberluée. Alternativement, elle regarda, de ses yeux devenus humides, la serrure à présent bouchée puis ce qui restait de sa clé au creux de sa paume. Et elle fit l’aller-retour entre les deux objets de nombreuses fois, jusqu’à ce qu’elle pense à papillonner des paupières pour chasser les larmes qui floutait sa vision.
Les yeux rivés aux lettres de pain, elle inspira un grand coup. Elle emmagasina le plus d’air possible dans ses poumons, jusqu’à les sentir au bord de l’explosion.
Et bloqua sa respiration.
Elle se força à se calmer, les dents plantées dans sa lèvre inférieure. Sa poitrine la brûlait de l’intérieur. Des larmes perlèrent à ses yeux, qu’elle s’interdit de fermer. L’impression que ses bronches explosaient intérieurement les unes après les autres lui labourait et lui retournait les poumons. Mais malgré l’envie d’ouvrir la bouche pour insuffler de l’air à ses voies respiratoires, elle continua à faire souffrir son corps.
C’était un mal nécessaire pour se tranquilliser. Pour « extérioriser », comme lui avait si bien apprit sa grand-mère qu’elle détestait, morte l’année dernière.
Ses poings se serrèrent, lui enfonçant les ongles et le restant de clé dans la peau. Ses paupières aussi se fermèrent, bien qu’elle ait ordonné à son corps de les laisser ouvertes.
La petite boulangère planta plus fort les dents dans sa lèvre pour réprimer un hurlement de rage, de douleur et de désespoir, le tout mêlé, et sentit le goût âpre du sang envahit sa bouche.
La douleur lui permettait de se calmer, s’était ainsi, elle n’y pouvait rien.
Indigo était une walkyrie « défaillante », comme disait son horrible famille. D’ordinaire, les walkyries étaient des vierges guerrières, envoyées sur les lieux de combats par pur plaisir, pour satisfaire leur instinct sanguinaire. De plus, elles avaient des ailes aussi robustes que celles d’un dragon et aimaient faire mal. C’était même ce qu’elles préféraient. Elles étaient redoutées pour voler en cercle au-dessus des lieux de carnage, puis descendre en piquée telles des oiseaux de proies, avant de planter leur serres acérées directement dans l’âme de la victime pour se l’emparer.
Mais sa mère s’était accouplée à un humain, alors Indigo n’était qu’à moitié walkyrie. Elle était dépourvue de tout instinct sanguinaire et sa famille – sa grand-mère, ses tantes et ses cousines, surtout – le lui avait toujours reproché, même si ce n’était en rien de sa faute. Alors dès qu’elle fut théoriquement en âge de faire son Premier Vol au-dessus des combats, sa famille lui avait arraché ses ailes, déduisant qu’elle n’en aurait alors pas besoin. Et depuis toute son enfance, ses tantes l’avaient toujours suppliée de faire du mal à quelqu’un, juste pour une fois, pour « essayer ». Alors pour la punir car elle en avait été incapable, elle avait été bannie du clan des walkyries – en Ameyrik du sud – et avait atterrit par miracle ici, à Mystwell.
Revenant au présent, Indigo serra ses poings plus fort, la douleur remontant jusque derrière sa nuque. Elle sentit un liquide poisseux affleurer la surface de sa peau. Des points blancs éclataient derrières ses paupières closes. Ses bras tremblaient. Ses jambes aussi. Les points blancs devinrent noirs. Du sang serpenta entre ses doigts.
Poumons en feu. Grognements. Sur le point de défaillir. Plainte. Corps convulsé. Spasmes. Douleur. Plainte, encore. Douleurs. Mal.
Mais. Elle. Tiendrait. Bon.
Comme toujours.
Alors seulement, après une ultime tentative vaine pour respirer, une lumière de feu, blanche et lumineuse, fusa à travers elle. Électrisa mortellement tout dans son passage, de ses orteils à ses capillaires.
Puis, comme c’était arrivé – quoi que ce fut –, la crise reflua.
Indigo relâcha brutalement la pression qu’elle maintenait dans sa poitrine.
Et enfin, la réalité reprit son cours.
Sous la violence de l’air qui quittait finalement ses poumons en feu et la douleur qui la parcourait toute entière, elle tomba à genoux, s’écorchant la peau à travers l’étoffe de son pantalon. La couche de neige fondue était en train de détremper ses vêtements, mais elle ne s’en rendit pas compte : la respiration erratique, la transpiration gouttant à ses tempes, la jeune femme lutait pour reprendre un rythme cardiaque normal. Toujours prostrée devant la porte, tremblante et hors d’haleine, cela lui prit de longues minutes.
Indigo ouvrit les mains et déplia lentement les doigts. Elle plissa les yeux et siffla entre ses dents lorsque la clé se délogea de sa peau. Du bout des ongles, elle laissa tomber l’objet ensanglanté dans sa poche, sans se soucier le moins du monde que l’intérieur de son jean allait être taché.
Lentement, elle se releva, à nouveau parfaitement calme. Maîtresse d’elle-même.
Elle releva les yeux sur le fameux rideau. Si ce n’était pas le temps qui lui fournirait son aller-simple pour la décharge, ce serait la rouille qui en viendrait à bout, elle en était certaine.
Il était visiblement grand temps de le changer. La jeune femme ne pouvait pas laisser ce vulgaire objet la remettre dans cet état. Elle grimaça. Elle avait pourtant tenu presque trois mois ! Mais cette nouvelle crise de nerf venait de remettre les compteurs à zéro, visiblement.
Oui, décida-t-elle. Il faudra le changer. Mais elle verrait ça demain.
Elle soupira en se frottant les tempes. Son porte-monnaie et ses économies n’allaient pas apprécier. Sans compter son propriétaire, qui lui réclamait son loyer depuis presque six mois.
Une vague de tristesse s’abattit sur Indigo et elle ferma brièvement les yeux en posant la paume sur la surface froide recouverte de givre de la vitrine, ayant l’impression qu’un poids énorme la tirait toujours en arrière afin qu’elle n’avance pas dans la vie.
Elle observa les minuscule cristaux collés les uns aux autres, compara leur irrégularité, tenta d’y voir des silhouettes se dessiner, la main toujours à plat contre la vitre.
Mais malgré le froid de la glace, Indigo ne ressentit rien.
Elle ne sentit pas la morsure du froid, ni ne perçut la fine pellicule de glace fondre sous sa chaleur inexistante. Elle soupira en retirant les doigts de la vitrine. La devanture était intacte, aucune trace de main ne venait gâcher cette sublime étendue brillante, et même le sang qui lui couvrait l’intérieur de la main droite n’avait laissé aucun stigmate.
La petite boulangère eut un sourire désabusé. Normal, quand on y réfléchissait ; son corps à elle était encore plus froid que cette température hivernale. C’était une des deux seules choses qu’elle avait reçu de son héritage maternel.
La seconde, on la lui avait retirée de force.
1 commentaire
DeCoeurHacker
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Il y a 6 ans