Fyctia
Chant XXV D'un roi fatigué 2
Néoméris hoqueta de surprise. Elle revit ce jeune prince se noyer dans les abymes entourant son île, pleurer en toussant des trombes d'eau lorsqu'elle l'avait sauvé. Ce même prince qui était devenu roi avant d'être un homme avait tué quelqu'un. Un autre homme, enchaîné lui. L'horreur qu'elle ressentit la fit frissonner jusque dans ses os.
— Méléagre, général de Naxos, je ne te laisserai partir que demain avec tes troupes. Déclara le vieux roi. Vous devez vous reposer et le prince d'Ithaque doit rassembler ses hommes s'il souhaite vous accompagner.
Un silence suivit cette annonce pendant lequel Télémaque bomba le torse. Il plaqua son poing fermé sur son torse et s'agenouilla, signalant avec ferveur sa fidélité au roi de Crète à la guerre que menaient les Naxiens.
Néoméris et Méléagre représentaient à eux deux le roi Eurylipe. Pour leur venu, Nestor fut naturellement contraint d'organiser un banquet, après avoir sacrifié un bœuf pour les dieux. Ce n'était cependant pas une de ces fêtes où l'alcool coulait à flot et la musique vrombissait jusqu'au petit matin.
Il était d'usage de célébrer une guerre mais celle-ci durait depuis un an et les hommes présents se rappeler avec horreur celle qui s'était écoulée dix ans plus tôt. Les récits leur venaient de leurs grands-pères, il n'empêchait qu'ils avaient eu l'impression de vivre dans leur chair le désastre qu'avait vécu leurs ancêtres. Et ils auraient préféré ne pas le vivre à leur tour.
Méléagre n'avait pas pris part aux festivités. Dès que le banquet fut ouvert, il s'était éclipsé. Néoméris le trouva, cependant, sans peine. Il avait trouvé un arche dont la vue donnait sur le banquet. Il pouvait tout voir ainsi, sans que personne ne le vit grâce à la pénombre. Il était assis sur la rambarde, une jambe pendante dans le vide, l'autre ramené contre torse.
Néoméris s'assit en face de lui, le dos contre une colonne. Elle porta à son tour son regard sur le banquet. Si les danseuses et les musiciens s'évertuaient à apaiser les âmes, les esclaves à remplir les coupes vides de vin et passer les plats aux invités du roi Nestor, aucun soldat présent n'arborait le moindre sourire. Les hommes de Naxos avaient l'impression que leur veillée mortuaire n'auraient pas eu d'autres formes. Ceux d'Ithaque étaient impatients de partir en guerre après avoir attendu un an. Enfin, les Crétois considéraient que cette guerre n'était pas la leur.
Leur roi était à leur image. Nestor se tenait au bout de la cour, toujours assis sur sa klismos que l'on avait déplacée. Il s'entretenait, les sourcils froncés, avec un homme d'une cinquantaine d'années. Son nez aquilin et son regard brun étaient les mêmes que le vieux roi. Ils parlaient l'un penché sur l'autre comme si cette promiscuité les aiderait à mieux se comprendre :
— C'est Antiloque, le prince héritier de Crète. Expliqua Méléagre. Il conduira les troupes du roi Nestor. Ce dernier est bien trop âgé pour diriger ses hommes.
— A ce sujet... comptes-tu vraiment y aller ?
Méléagre fusilla Néoméris du regard.
— Je veux dire... Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, l'expédition me semble bien trop précipitée.
— Ils nous attendent depuis un an ! Grinça-t-il.
— Oui, bien entendu. Je voudrais moi aussi sauver les Naxiens prisonniers des Troyens. Ma mère fait partie d'eux. Ajouta-t-elle quand Méléagre haussa un sourcil. Mais, les dieux m'ont envoyé un message, Méléagre. Je nous ai vus. Ou plutôt, j'ai vu des hommes. Des soldats qui se noyaient dans la mer quand ils n'étaient pas déjà morts. Cette guerre, Méléagre, je ne suis pas certaine que nous devrions la gagner...
Le général se releva en soupirant. Ses yeux se dirigèrent vers le banquet. Il sembla regarder chaque homme présent dans la cour comme s'il voulait se souvenir de chacun d'entre eux. Ou alors évoluer qui aurait une chance de vivre, et qui mourrait dès le premier assaut. Puis, il planta son regard sans conciliation dans celui désespéré de la jeune femme.
— Ce sont les guerres, Néoméris. Répondit-il durement. Les hommes meurent, parfois même les généraux et les rois.
Elle ouvrit la bouche sans que aucun son ne parvint à sortir de ses lèvres. Parmi les corps flottant des soldats, elle n'avait pas imaginé que celui de Méléagre puisse en faire partie. Cette vision lui retourna l'estomac jusqu'au bout des lèvres. Quant il parlait, quand il se tenait debout, il était toujours entouré d'un halo doré que Néoméris voyait même dans la nuit. Elle avait imaginé qu'il était aussi immortel qu'un rêve.
Il s'approcha saisissant les mains de la jeune femme. Il la tira à elle, glissant ses doigts dans la chevelure de la demi-mortelle, une autre au creux de son dos. Il enfouit son visage dans le sommet de son crâne et inspira profondément cette odeur que Néoméris emportait partout avec elle. Elle avait gardé le parfum de son enfance. Un mélange de l'iode de la mer, des onguents du temple d'Amphitrite, du calcaire des falaises et au loin, celle des cendres qui avait brûlé son visage.
— Tu es là. ajouta-t-il dans un souffle. Avec toi, nous survivrons.
0 commentaire