Fyctia
Chapitre 11
Alexandre
Je grognai, mais finis par descendre. J’évitai soigneusement la cuisine et m’aventurai jusqu’au salon. J’attrapai une bûche et la jetai dans l’âtre. Un nuage d’étincelles s’envola dans le conduit. La cheminée était large et si profonde qu’il y avait des bancs pour s’asseoir à l’intérieur. Les séants de moult générations d’Arduin avaient creusé la pierre, à l’époque où on s’y installait pour la veillée, grappiller un peu de lumière ou se réchauffer lors des nuits les plus froides.
Je m’assis en tailleur devant la cheminée. La chaleur caressa mon visage et quand je fermai les yeux, des lumières mouvantes s’imprimèrent sous mes paupières. Une odeur d’oignons rissolés me parvenait. Swan avait des défauts, mais il savait cuisiner. Un bon parti, aurait dit ma mère qui ne désespérait pas de me caser.
Avec mes ex, j’avais pratiqué la fidélité des sentiments, mais pas celle du corps. J’avais longtemps pensé que le couple fidèle, rangé, bien comme il faut, n’était pas fait pour moi. Jusqu’à ce que mon thérapeute m’amène à réfléchir à ce que je cachais derrière les partenaires que j’invitais dans mon couple. Et cela rejoignait ce que mon ex m’avait balancé à la figure le soir où tout avait volé en éclats. J’étais incapable de m’attacher. Je ne m’impliquais pas à cent pourcent dans mes relations, même quand elles duraient depuis trois ou quatre ans. Ces amants avec qui je couchais, que je partageais avec mes compagnons, entaient un moyen de garder une distance entre moi et ces derniers, une barrière qui me protégeait d’un attachement trop profond. Une porte de sortie. C’était lâche et j’avais blessé les deux hommes qui avaient réellement compté dans ma vie.
Je dérivais tellement loin dans mes réflexions que je sursautai quand une main se posa sur mon épaule.
— Je t’ai appelé, mais tu n’as pas répondu, chuchota Swan dans mon dos. Tu t’étais assoupi ?
— Non, je… je réfléchissais.
— Le dîner est prêt. On peut dîner ici. On n’est qu’entre nous.
Ne sachant pas quoi répondre, je hochai la tête.
Swan revint une minute plus tard avec un plateau bien garni. Il avait ouvert une bouteille de vin, il y avait de la soupe, du pain frais et du fromage. C’était simple, mais ça sentait très bon. Je me traînai jusqu’au fauteuil le plus proche, moelleux à souhait. Je restai assis au bord et attrapai le bol que Swan me tendait. Nos doigts se frôlèrent. Je bloquai ma respiration et récupérai lentement le récipient chaud.
Swan parut embarrassé, mais très vite, il se reprit.
— Tu veux des croûtons ? Je peux en faire.
— J’ai tout ce qu’il me faut, le rassurai-je. Merci.
Je plongeai ma cuillère, soufflai et goûtai enfin à cette soupe au potimarron.
Le portable de Swan s’alluma sur la table basse, annonçant l’arrivée d’un message. À la hâte, il le retourna et recommença à manger.
— Tu cuisines bien, le complimentai-je.
— Tu ne t’attendais tout de même pas à ce que je fasse des plats surgelés ?
— Non, mais ça te demande pas mal de préparation alors que tu as travaillé avec Flore et moi toute la journée. Tu aurais pu…
— On ne peut pas vraiment se faire livrer, par ici, tu sais.
— Non, mais tu dois bien avoir un ou deux producteurs locaux qui font des conserves. Tu aurais pu choisir la facilité et tu ne l’as pas fait.
Swan haussa les épaules, plus touché qu’il ne l’aurait admis. Son portable vibra à nouveau. Il répondit rapidement et le reposa, un peu agacé. Nous continuâmes à manger en silence, un peu moins tendus que précédemment, même si nous n’étions pas à l’aise pour autant. L’ambiance était vraiment bizarre.
Swan reposa son bol vide sur le plateau.
— Je n’arrive pas à te suivre, se remit-il à parler. Tu peux te montrer archi désagréable et après, me complimenter sur ma cuisine. Tu aimes jouer avec les sentiments des gens, ou quoi ?
Je raclai mon propre bol et fronçai le nez.
— Je sais, je suis assez imbuvable.
— Ça dépend des moments. C’est ça, le plus perturbant. Franchement, on croirait que je t’ai fait quelque chose et que tu m’en veux.
Je secouai la tête. Je n’étais pas prêt à avouer cette stupide histoire d’attirance incontrôlable qui remontait à vingt ans.
— Sérieux, Alex. Qu’est-ce qui s’est passé quand on était étudiant pour que tu me détestes comme ça ?
— Je ne te déteste pas.
— Ah bon ?
Je soupirai et remontai mes lunettes qui glissaient à force de plisser le nez. Je remarquai que Swan suivait chacun de ses gestes. Une bouffée de chaleur remonta de son ventre. Je cachai mon émoi en attrapant une tartine de pain, puis en découpant un gros morceau de tome. Je réfléchis à toute vitesse à une excuse qui tiendrait la route.
— À l’époque, tu étais tout ce que je détestais. Le type hétéro qui se pavanait avec des filles, qui n’avait pas à se poser de questions, pas à craindre d’être victime d’une agression parce qu’il avait l’air trop gay et qu’il faisait une proie idéale. Parce que ça t’était facile. Je t’enviais.
Swan me fixa avec des yeux ronds.
— Juste pour ça ? Alors que tu embrassais ton mec à la sortie des cours ?
— C’était presque un acte de bravoure.
— La fac, c’était safe.
— Notre petit milieu d’historiens et d’archéologues, oui. Pas au dehors. Pas quand tu intériorises qu’on peut s’en prendre à toi juste pour ce que tu es. Toi, tu étais… Tu étais sûr de toi, tu avais les filles et les bonnes notes.
— Tu étais jaloux, lâcha Swan, désarçonné.
— Eh ouais.
Mon cœur cognait dans ma poitrine. Swan avait l’air de gober mon mensonge. Enfin, un demi mensonge. J’avais envié l’insouciance et la facilité avec laquelle il traversait nos années de fac.
Je bus une gorgée de vin puis m’occupai la bouche en mangeant. Swan n’insista pas. Après, je renversai la tête contre le dossier du canapé et fermai les yeux. Il n’y eut plus que le crépitement du feu et quelques vibrations discrètes en provenance du portable de Swan. La preuve qu’il avait des amis, lui. Le mien ne vibrait comme ça qu’en période de soldes. Swan repartit avec le plateau puis revint remettre du bois dans le feu. Je percevais sa présence, l’imaginais assis dans son fauteuil. Je pouvais presque sentir son regard sur moi. Il était temps d’aller me coucher avant de me mettre dans une situation embarrassante. Demain, tout serait fini.
Quand je rouvris les yeux, j’aperçus un mouvement vif. Swan fixait les flammes avec un peu trop de détermination pour être honnête. Je ne pus m’empêcher de sourire. Je me rappelai néanmoins qu’il n’avait pas démenti quand j’avais évoqué son hétérosexualité. Il aurait pu saisir l’occasion de me révéler que les hommes l’intéressaient, que j’avais mes chances.
— Je… je remonte, bredouillai-je. Bonne nuit. À demain.
— À demain, répondit Swan. Huit heures, pour le petit déj ?
J’acquiesçai.
— Si je ne suis pas réveillé…
— Je me servirai mon café, répondis-je, amusé. Allez, bonne nuit.
Courage, fuyons !
Je m’adossai à la porte de ma chambre après l’avoir fermée à double tour. Ces deux jours avaient été une véritable épreuve. Demain, quand je rentrerais chez moi, tout cela ne serait plus qu’un mauvais rêve.
0 commentaire