Fyctia

Jo est ponctuelle. Elle arrive chez Jenna à quatorze heures, souriante et ses longs cheveux blonds lâchés comme à son habitude. Les deux copines ne sont pas longues à renouer avec leur intimité née des longues heures passées sur les bancs des amphis. Comme on pouvait s’y attendre, elles échangent des nouvelles sur leurs vies personnelles — Jo file toujours le parfait amour avec son boulanger — et leurs connaissances communes. Toutes deux s’avouent stupéfaites par la longévité du couple Hélène/Ludo.

— Franchement, je ne comprends pas ce qu’elle lui trouve, confesse Jo. Je le trouve con comme un manche.

Jenna éclate de rire et affirme :

— Je te l’avais dit !

Lorsqu’elles entament leur seconde théière, elles s’attaquent au sujet ô combien compliqué des amours de Jenna. À l’instar de la plupart de ses amis, Jo est catégorique sur Philippe.

— Tu devrais le quitter. Tu n’es pas amoureuse de lui et j’ai l’impression qu’il te maltraite de plus en plus.

— Je n’y arrive pas, soupire Jenna. À chaque fois que j’essaie, il fait ou dit un truc qui me donne mauvaise conscience du coup je recule pour ne pas lui faire de la peine.

— Manipulateur, grommèle Jo. Tu devrais faire ce qui est bien pour toi au lieu de te soucier de lui.

— Que veux tu que je te dise ? Chassez le naturel, il revient au galop…

Après Phil, c’est au tour du cas de Kristian d’être disserté. Jenna brosse un rapide résumé des derniers événements.

— En fait le gros obstacle c’est Kimberly, analyse Jo. Il faut trouver un moyen pour la mettre hors-jeu !

Jenna soupire.

— Il vit avec elle, c’est donc qu’il l’aime. Je vois difficilement ce que je peux faire contre ça.

— Il l’aime, il l’aime… il la trompe avec toi depuis deux ans donc il ne l’aime pas tant que ça. J’y pense ! Pourquoi on ne lui enverrait pas une lettre anonyme pour lui dire que Kristian a une maîtresse ? Elle se met en colère et elle le quitte, jubile Jo, très fière de son idée.

— On voit que tu n’as jamais rencontré Kimberly… elle est accrochée à Kristian comme une moule à son rocher. Je suis sûre que même si elle le surprenait en pleine action, elle refuserait de le croire ou lui trouverait une excuse, genre « il a glissé ». La seule chose que j’obtiendrai en faisant cela c’est de blesser Kristian — ce qui est la dernière chose que je veux.

— Pffff, pourtant c’est la solution la plus rapide et tu peux me croire, ça fonctionne du tonnerre.

Jenna lui lance un regard suspicieux et Jo éclate de rire.

— Comment tu crois que je me suis débarrassée de l’ex de mon mec ?

— Rooo Jo ! Je suis choquée là !

— La fin justifie les moyens. Bon vu que tu estimes que la lettre anonyme ne marchera pas, il y a une autre solution mais je te préviens, c’est radical.

— Je m’attends au pire… rit à demi Jenna qui ne soupçonnait pas que Jo puisse se montrer aussi vicieuse.

— Tu arrêtes ta pilule et tu t’arranges pour tomber enceinte de lui.

Jenna se ferme immédiatement.

— Hors de question. Déjà, je n’ai aucune envie de me retrouver avec un mioche sur les bras et même sans cela, jamais je ne ferai un truc aussi déloyal. Quand on aime quelqu’un, on n’essaie pas de le piéger.

— C’est vrai que c’est un peu extrême, reconnaît Jo. Toutefois, à ta place je ferais un peu taire mes scrupules et je passerais à l’attaque. Parce que je doute que Kimberly se pose autant de questions que toi. Si tu continues à ne rien faire, tu n’auras jamais Kristian.

— En même temps, on ne peut pas forcer les sentiments.

— Oui mais tu n’es pas pour autant obligée de tout accepter. Tu es trop passive et tu te laisses trop faire, Jen. Je sais que mes suggestions étaient farfelues mais tu devrais te bouger un peu. Selon moi, la première chose à faire serait de larguer Phil une bonne fois pour toutes.

Jenna soupire lourdement et se lève pour leur préparer une autre théière. Jo n’a pas tort en la taxant d’immobilisme, cependant elle a le sentiment d’être coincée, ce que nul ne paraît comprendre, à commencer par elle-même.

J’y réfléchirai demain, se promet Jenna reprenant à son compte la réplique fétiche de Scarlett O’Hara.

Après le départ de Jo, Jenna voit en coup de vent Diana et se couche à 20h30. Elle n’a pas menti à Phil, elle est réellement malade et en manque de sommeil.

***

Le lendemain, Jenna est un peu plus reposée mais elle se sent toujours un peu fiévreuse. Toutefois, elle rejoint Philippe comme prévu et tous deux vont faire les courses pour la soirée raclette : il l’a attendue pour se rendre au supermarché. Une attention dont Jenna se serait bien passée.

— Benoît viendra vers dix-huit heures pour nous aider à préparer, annonce Philippe dans le rayon des vins. Toi, tu préfères du blanc avec la raclette, non ?

Jenna opine et Philippe sélectionne une bouteille.

— Du Côteau du Layon, ça te va ?

Même si le blanc moelleux n’est pas ce qui s’accorde le mieux avec la raclette, Jenna confirme vigoureusement. Le vin la ramène à une autre soirée raclette, une plus heureuse. Celle où elle a renoué avec Kristian, celle où elle provoquait…

Décidément, il faut croire qu’il y a toujours quelque chose pour la faire penser à lui, mais en l’occurrence, mieux vaut ces souvenirs que ceux associés à Droopy.

***

Même si Benoît se révèle d’une rare inefficacité dans les préparatifs — son aide consistant à rester assis dans le canapé en buvant une bière — tout est fin prêt quand le reste des invités arrive. La perspective de partager une raclette a motivé les troupes et ils sont treize à s’entasser dans le studio de Phil. Celui-ci a vu grand et offre le champagne pour arroser la naissance de sa nièce.

— J’espère que ce sera bientôt mon tour, conclut-il son toast en coulant un regard vers Jenna.

Dans tes rêves, grince-t-elle tout en adressant un sourire niais à Philippe sous les plaisanteries de ses potes.

L’apéro terminé, ils passent à table. Jenna ne mange pas beaucoup et touche à peine au verre de vin posé devant elle. Elle se sent toujours malade et le brouhaha des conversations mêlé à la chaleur et à l’odeur du fromage fondu lui donne mal au crâne.