Senefiance Adopte un poussin Les méninges en accordéon

Les méninges en accordéon

C'est le jour du départ ! Notre grand jour ! Une citation d'auteure fait irruption dans ma tête : "Le monde m'est nouveau à chaque réveil, chaque matin". Et bien Colette, cette phrase me semble appropriée et j'espère qu'elle se répètera comme une promesse.


Ma valise est prête, lourde d'essentiels. Je débranche les appareils électriques et vide le frigo. Sous les encouragements de Socrate, je referme mes volets sur mon appartement et cette existence passée. Au plus profond de mon être, je sais que ma vie n'est plus dans ce deux-pièces ni à Paris d'ailleurs.


Je suis restée très évasive en rédigeant mon mail aux ressources humaines. L'évocation d'un petit problème à régler sera sans doute suffisante pour obtenir des RTT. Et puis après ? Eh bien, je verrai. Demain, il fera jour !

Ma mère ne sera pas non plus dans la confidence aujourd'hui ni dans les prochains jours. J'ai besoin de réfléchir un peu sans prise de position d'autrui.


Sans me retourner, je ferme mon logement et m'engouffre dans le taxi avec mon petit protégé. Devant, le salon de l'agriculture, je retrouve avec plaisir Didier, l'agent de sécurité plein de tendresse. Il est déjà au courant de mon futur périple et me fait promettre de lui envoyer une tonne de photos.


Il me conduit près de mes acolytes et repart la gorge serrée en pensant à la bouffée d'air frais qui m'attend dans quelques centaines de kilomètres.


— Alors, prête à dévier de ta vie ? me demande Michel en tapant dans le dos.

— Bonjour Michel ! Dites donc vous êtes un vrai philosophe !

— Vingt dieux, c'est un gros compliment ! Presque aussi énorme que ta valise !


Simon se bidonne, pendant que Jean-Marie hisse mon bagage avec des gestes légèrement exagérés. Cet échantillon de bonne humeur me laisse présager un voyage haut en couleur.


Je regarde œuvrer toute l'équipe très respectueuse et sincèrement attachée à leurs volailles. Les camions sont parfaitement préparés et propres. Simon vérifie la température et l'hygrométrie, tandis que Michel place les bêtes dans des cages adaptées. Il tire les rideaux pour protéger les oiseaux de l’air froid et verse un gel hydratant dans les abreuvoirs.


Avec l'aide de Jean-Marie, Socrate se niche en hauteur avec la meilleure vue sur la cabine conducteur. Avant de fermer les portes du véhicule, Michel enclenche un enregistrement des sons de la nature pour apaiser tout ce petit monde.


C'est heure du départ. Chaque duo s'installe et démarre les moteurs. Le trajet par la nationale avec une vitesse harmonieuse sera plus long, mais je saurai en apprécier chaque minute.


La grisaille des immeubles et du périphérique laisse rapidement place à des espaces moins denses. Malgré la tombée de la nuit très précoce, je nous devine maintenant cernés par des champs et des petites bourgades. Et je suis comme une enfant, émerveillée devant les choses les plus simples.


Nos ventres crient famine et nous décidons de nous arrêter dans le premier restaurant routier. Jean-Marie manœuvre sur le parking et à la mine réjouie de Michel, je suis à peu près sûre que cette pose est la bienvenue.


Le patron des lieux très sympathique nous installe et nous commandons sans détour. À la table d'à côté, une sexagénaire à la crinière flamboyante s'énerve au téléphone.


— Regarde, c'est la Yvette, chuchote Michel.

— Vous la connaissez, lui demandé-je en pensant que le monde est vraiment petit.

— Mais non enfin ! Cheveux roux, un accordéon. C'est Yvette Horner !

— Tu yoyotes ou quoi ? Elle est morte, intervient Simon.

— Je ne suis pas un âne ! Je sais qu'elle est morte. Ça doit être un sosie !


Effectivement, la conversation tourne autour d'un spectacle annulé. A priori, cette femme vient de renvoyer son manager. Ce dernier dans un excès de colère l'a plantée là et elle se retrouve seule avec son instrument. Elle raccroche, les yeux brillants et le regard perdu.


— Excusez-nous madame, lance Michel l'intrépide. Nous avons entendu votre conversation, malgré nous.

— J'ai pas été franchement discrète, répond-elle entre deux reniflements.

— On peut vous rapprocher ? vous vous rendez où ?

— Ma foi, je ne sais plus vraiment. Je devais aller à Dijon, avant de rentrer chez moi. Je crois que je vais passer par la case maison directement et y rester. Donc par défaut, ma prochaine destination sera Mouthe, un patelin dans le Doubs.

— Eh bien, vous ne pouvez pas mieux tomber, ma petite dame ! s'exclame Simon. Nous allons à côté de Clairvaux les lacs. La limite entre nos départements est proche. Si ça ne vous dérange pas de voyager dans un camion à bestiaux, nous pouvons vous déposer.

— Au contraire, vous me rendriez une fière chandelle ! Merci infiniment !


Ses sanglots se sont atténués et sa voix puissante se révèle. Après quelques échanges, nous apprenons qu'elle se nomme Éliane. Elle nous confie avec désespoir la fin de sa petite carrière. Nostalgique, elle attrape son accordéon et entame un air. Les routiers tapent dans les mains et le propriétaire de l'établissement va chercher son épouse en cuisine. Ils dansent au milieu des tables, dans ce décor rustique. La musicienne joue encore et encore. Ces fois-ci ses yeux brillent de joie.


Je suis plongée dans ce moment festif, mais mon cerveau bouillonne. Je m'en veux de m'interroger à cet instant, mais je réalise que je n'ai jamais rencontré autant de monde en si peu de temps.

La voici donc ma première tranche de vie improvisée. Je compte bien la déguster jusqu'à la dernière miette, même le plat mijoté dans mon assiette prend une tout autre saveur.



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2 commentaires

danielle35

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Il y a 4 ans

Trop bien ce chapitre on se sent bien après l avoir lu et tout ce monde est très attachant même la petite dernière Éliane l accordeoniste

shane

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Il y a 4 ans

Ce chapitre fait un bien fou ! Les mots s'entremêlent et résonnent comme une vieille chanson que l'on écoute en boucle pour se rappeler des instants de bonheur. Merci
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