Fyctia
Jusqu'au bout ?
« Combien de temps mettront-ils à nous débusquer ?
— J'ai semé les autres canots. Cela ne durera pas, mais la nuit devrait nous permettre de contourner le porte-dirigeables.
— Vers où ? »
Fiodor tira sur le lanceur manuel. Le moteur du canot démarra en pétaradant.
« Vers où ? » répéta la Dame.
Devant son silence, elle examina le contenu de son poisson-boîte postale.
« Cette correspondance est passionnante, dit-elle en feuilletant les cartes. Depuis la guerre, l'espérance de vie moyenne d'En-bas a chuté de onze ans. La plupart des couples sont stériles, et leur discipline de fer n'arrange rien. C'est un peuple condamné.
— D'où sors-tu cela ? siffla Fiodor.
— Creuse-toi la tête, petit frère. Tu étais sur la bonne voie quand tu as failli sauver Victor d'Antarès. »
Fiodor maniait la barre avec inexpérience. Il se concentrait sur la direction, l'air vitreux, peut-être pour oublier ses déboires. Il faisait nuit noire à présent. Le canot cahotait au creux des vagues. Des cris fusaient depuis le pont du porte-dirigeables. Fiodor se persuada que c'était la veillée, jusqu'aux premiers feux de détresse dans le ciel.
La Dame s'était enfuie. La nouvelle se diffusait peu à peu dans toute l'armada.
« Victoria, pourquoi Davi baptise-t-il toute son armada ?
— Va savoir, soupira-t-elle.
— En-haut, c'est le prêtre des étoiles qui greffe les fidèles. Il relie les diodes au centre nerveux grâce à une procédure biomécanique complexe. Comment Davi en a-t-il acquis la maîtrise ?
— Tu sais déjà tout. Il te suffit de reconstituer le puzzle. »
Les griffes de Fiodor rampèrent vers elle sur le rebord du canot.
« Est-ce toi qui l'a tuée ? feula-t-il.
— Oui. »
La franchise de sa réponse contrastait avec ses habituelles énigmes. Son sourire s'était estompé. Pour une fois, elle ne le narguait plus.
« Je suis l'Impératrice légitime, dit-elle avec froideur. Ma lignée règne depuis des millénaires. Quiconque me défie doit en payer le prix. Crois-tu que ta femme avait la carrure pour me détrôner ? Réponds-moi honnêtement, Fiodor. »
Les griffes artificielles s'enfoncèrent dans le plastique.
D'un ton plus léger, Victoria reprit :
« Bien sûr, avec la rose-étoile, je pourrais soigner ma pauvre belle-sœur, et nous tirer de ce pétrin.
— Benvolia me haïrait. Comme moi, quand je t'ai jetée d'En-haut.
— Possible. Mais cela mérite un essai, non ? »
Les profondeurs tourbillonnaient sous eux. Les algues aux longues mèches noires se plaquaient à leur embarcation. Comment l'armada-elle survivait dans ce mazout ? Qu'aurait pensé Benvolia de cet endroit, en tant que dernière demeure ?
Ils atteignirent le flanc est du porte-dirigeables. Les cris d'alerte résonnaient plus fort. Dans la coque, un hublot diffusait un rond de lumière bleutée.
La cabine du caisson funéraire.
L'équipage avait d'abord frappé doucement, avec égards. Puis avec fermeté. Maintenant, ils martelaient l'écoutille du poing, sinon du pommeau de leur sabre. Mara attendait derrière la trappe barricadée. Elle inspirait profondément en songeant à ce qui se produirait quand ils enfonceraient la cabine. Le manteau de l'Empereur chatouillait ses épaules. Sans cette présence réconfortante, elle aurait manqué du courage d'accomplir sa mission. Le caisson froid continuait de la terrifier.
Pourtant, elle s'était engagée à le défendre. Elle irait jusqu'au bout.
À quand remontait son admiration sans bornes pour l'Amiral ?
Sans ses souvenirs, c'était l'être le plus spécial d'En-bas. Tout le reste de son peuple obéissait à la routine implacable de la mer : un dortoir sur un navire, la même tâche pendant seize heures d'affilée, briquer le pont, haler un canot, patrouiller en motomarine jusqu'à l'épuisement. Pas de rires et de chants, sauf aux funérailles. Pas de relation amoureuse. Tous les matins, les mêmes comprimés antidépresseurs aux algues.
Même lorsqu'on montait en grade, les visages couturés des vice-amiraux rappelaient qu'il fallait en payer le prix.
Dans ce marasme, Benvolia faisait figure d'exception. Elle était sortie de la guerre victorieuse et indemne. Plus jeune que Mara, elle faisait déjà la pluie et le beau temps sur l'Amirauté. Elle représentait ces possibles dont les gens de son âge n'osaient plus rêver. Mara s'était lancée dans le trafic pour suivre son exemple et tracer sa voie, loin de l'austérité.
Peut-être que cela signifiait combattre.
Cette pensée l'habitait quand la porte céda. Le couloir débordait de treillis, si nombreux qu'ils bouchaient le couloir. Mara ne voyait aucune échappatoire. Elle aurait pu tout simplement livrer l'Amiral pour qu'on la rende à la mer. Elle était trop fière pour cela.
Par chance, la petite taille de l'écoutille obligeait le soldats à entrer par deux.
« De toute façon, je ne rentre pas dans le moule, » dit-elle en dégainant son sabre et son bâton électrique.
La mêlée commença et Mara lui fit face.
Le canot n'était pas encore repéré. Pour l'heure, on cherchait dans le périmètre de la bouée. Fiodor profita de ce sursis. Il escalada la coque du porte-dirigeables, au-dessus de la ligne de flottaison, jusqu'au hublot bleuté. Quelques soldats qui prenaient l'air le virent grimper. La plupart restèrent interdits, ou ne réagirent pas. Ils ignoraient encore avec qui et comment la Dame s'était enfuie. Et puis, comment se fâcher avec l'Empereur d'En-haut ? Fiodor espérait que cette question ferait réfléchir Davi à deux fois, avant de passer à l'acte. Car le grabuge qu'il était en train de causer revenait à déclarer la guerre.
Fiodor n'avait aucune envie de se battre. Toutefois, il abhorrait encore plus de rester les bras croisés. Il résoudrait cette affaire de diode. Il secourrait Benvolia, quoi que cela implique.
Arrivé au bon étage, il se colla à la vitre embuée. Il força sur le montant du hublot qui accepta de s'ouvrir.
Le caisson était intact, et Mara en difficulté.
L'encombrement de l'écoutille jouait en sa faveur. Vive, agressive, elle mitraillait ses adversaires de son bâton électrique à tension maximale. Beaucoup tombaient inconscients. S'ils résistaient, elle usait du sabre pour sectionner les tendons des jambes. Toutefois, elle fatiguait. Submergée par le nombre, elle trébuchait sur les corps, répandant son propre sang dans la cabine.
Ses frères d'armes étaient aussi prompts qu'elle à la violence.
Fiodor voulait lui prêter main-forte. Ses propres griffes faiblissaient sur la coque. Dans ces circonstances, le poisson mécanique de la Dame se révéla utile :
Ça te débarrassera des gêneurs. Déclenche-le en appuyant sur la nageoire.
Tu verras, c'est une invention géniale.
Il appréhendait la suite.
Il réalisait aussi l'absurdité de son comportement. N'importe qui de sensé aurait enduré ces funérailles : pleuré à la veillée, discuté politique, et fichu le camp le lendemain. Pourquoi en était-il incapable ? Pourquoi se cramponnait-il à la moindre péripétie avec autant d'espoir ?
C'est cela.
J'ai espoir.
Déterminé, il pressa la nageoire et balança le poisson dans la cabine.
3 commentaires
Amphitrite
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Il y a 8 mois
Mad May
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Il y a 8 mois
Amphitrite
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Il y a 8 mois