Fyctia
À l'aube
Fiodor guettait depuis le colombier.
Après avoir simulé sa mort, il s’était caché dans une niche postale proche du sommet. Il contorsionnait ses longs membres pour tenir assis. De là-haut, il pouvait contempler les toits pendant des heures par l’ouverture de la niche. Invisible, il se tenait prêt. À quoi ? Retrouver son trône ?
Rien n'était moins sûr.
Un faucon lui tenait compagnie, perché sur son poing ganté. L'animal semblait heureux. Il s’amusait à tourner sur lui-même quand Fiodor touchait son plumage. C’était un faucon pèlerin, l’espèce la plus rapide au monde. Il accompagnait Fiodor depuis que celui-ci avait détruit le postier, l’avion miniature qui occupait la niche. Peut-être par reconnaissance. Fiodor l'accueillait avec plaisir, d’autant qu’il aidait dans son enquête. Il adorait les oiseaux. De ce point de vue, la métamorphose de Siutovkine n’avait rien d’un hasard.
Le petit crâne doux du faucon se frotta contre son gant. Fiodor le caressa, distrait. Soudain, sa tête pivota à cent quatre-vingts degrés. Ses yeux s’animèrent d’un éclat prédateur, et il cria. Fiodor le considéra d’un air grave. Toute trace de ses moqueries habituelles, réservées à ses semblables, avait disparu.
« Cherche, mon ami, murmura-t-il. Jusqu’aux confins d’En-haut. »
Le faucon poussa un second cri. Avec précaution, Fiodor passa le poing l’ouverture de la niche. L'oiseau se baissa, puis, d’un élan puissant, s’envola de son bras tendu, vers n’importe quel indice. N’importe quelle trace de la Dame.
Fiodor demeura seul et songeur. Du regard, il suivit le dos gris foncé du rapace qui se fondait dans le ciel. La pensée de sa sœur s’immisça dans son esprit. De toute évidence, elle avait survécu à son exécution. La question n’était pas de savoir comment.
Ses pouvoirs dépassaient de loin les limites humaines, il aurait dû le savoir.
Je voulais croire qu’elle était morte. Donc j’y ai cru. Comme un imbécile.
Malgré tout, il entretenait une petite flamme d’espoir.
La Dame est la seule capable de contrôler la rose-étoile, qui contrôle elle-même toute chose.
Si elle est en vie, tout n’est pas perdu.
Il me reste une chance de sauver Benvolia.
Dehors, le jour succédait à la nuit. Une aube incolore se levait sur la ville. Les maisons émergeaient de la brume comme d’un long cauchemar. Dans le ventre du colombier, les avions postiers fonctionnaient au rythme habituel, levant et déposant le courrier. En contrebas, les gens circulaient, pas plus grands que des mouches. Ils semblaient peiner à s’extirper de leurs maisons.
Fiodor était différent d’eux. Il ne ressentait pas la fatigue. Il n’avait ni faim, ni froid, ni sommeil. Nul besoin humain, en somme. Les paroles du Grand prêtre tournaient en boucle dans sa mémoire. "Aucun respect pour la vie humaine." Pourtant, il en respectait au moins une : celle de Benvolia.
Arthus ne comprendrait pas, même si je lui expliquais sur un tableau noir. Pour être franc, je ne comprends pas moi-même. Benvolia est un seigneur de guerre, elle a tué de braves gens. En résumé, c’est loin d’être la meilleure personne au monde, peut-être même d’être une bonne personne.
Pourtant, je lui ai offert le trône d’En-haut sur un plateau, à mes côtés.
Et je la sauverai. Je le veux aveuglément, comme un caprice d'enfant, égoïste et immoral. Cela nuira sans doute à mon peuple. C’est le choix de l’injustice.
Mais la vie elle-même est injuste.
Il n’y a que la mort qui fauche sans distinction.
Il fouilla dans son caban, passé par-dessus sa tenue de funérailles. Un morceau de papier apparut, pincé délicatement entre ses griffes artificielles. Une petite carte noire. Fiodor en avait trouvé des dizaines autour du colombier.
Je ne suis pas expert des coutumes d’En-bas, mais je sais reconnaître un message de ma femme. J’ai déjà vu ces cartes dans un tiroir de son cabinet. Elle ne traînent pas là par hasard.
Si Benvolia a contacté Davi, pourquoi ne vient-il pas ?
Une bourrasque s’engouffra dans la niche et emporta la carte. Fiodor la rattrapa de justesse, en se jetant sur le rebord. Tomber ne l'effrayait pas. Ni mourir.
Il tâta son flanc, là où l’épée du gouverneur l’avait transpercé.
Le trou est toujours là. Il ne guérira pas. Mon corps a cessé de cicatriser depuis ce jour-là, celui de la tasse de thé. Je saigne, je me déchire, mais je ne sens plus rien. La vie s’accroche à mon corps qui part en lambeaux.
Et ce jour-là, j’ai obéi, j’ai bu. Comme un imbécile.
Un oiseau cria dans le ciel.
Le faucon revenait à tire d’aile. Il traversa l’air comme une pointe de flèche, s’écrasant presque dans la niche. Parmi les plumes, son bec brillait. Il avait rapporté quelque chose. Fiodor tendit la paume, pour y recueillir une petite boule argentée : un insecte mécanique.
Plus exactement, une fourmi.
Le sang de la Prêtresse gouttait sur la moquette.
La main de la Dame irradiait de sa chaleur.
C’était si bon, dans la nuit froide. Depuis quand n'avait-elle pas ressenti la pulsation de la vie ?
Elle demeurait debout dans le salon du bordel. Depuis qu'elle avait tué la Prêtresse, elle n'avait pas bougé. Benvolia et Siutovkine s'étaient enfuis. Tant pis. Les gardes les poursuivraient par la porte dérobée. Pour l'instant, ils échouaient à enfoncer la portion de mur épaisse. Leur capitaine avait demandé du renfort et un bélier à la caserne du palais. L'opération prendrait des heures. Le temps qu'elle se concrétise, les fugitifs seraient loin.
La Dame avait décidé d'attendre.
Son étoile s’était tue. Cela arrivait parfois. Autour d'elle, le bordel était en ruines. Les velours noircis s'effritaient. Ça et là séchaient des taches rouges sinistres. Des pensionnaires, secoués de sanglot, s'étaient penchés sur la Prêtresse. La Dame ne songea même pas à les attaquer.
Un calme plat régnait dans son esprit dérangé.
Elle n’entendit pas même la chaise de voyage d'Azénor entrer dans le salon. Les drones porteurs vibrèrent à l'approche du sol. L’escalier automatique se déploya, et le premier ministre posa pied à terre.
« Qu’est-ce que… »
Face à la Dame, sa voix s’éteignit, comme un briquet plongé dans l’eau. Son élégance naturelle s'évanouit. Sa canne d'apparat, purement décorative, retrouva une utilité. D'un coup, il sembla subir le poids des ans. Il devint, ou redevint le vieillard qu’il était censé être.
Il avança en titubant vers la femme rafistolée.
« Oh, ma petite, geignit-il. Tout ce métal sur votre visage... Est-ce vraiment vous ? »
La Dame ne broncha pas.
« J’ai tout tenté pour vous retrouver. Quand Arthus m'a révélé votre survie, je n'ai pas hésité. J'ai placé les corbombes dans la mine. J'ai piégé le gouverneur d'Antarès. Je n'ai jamais pu me pardonner votre exécution. »
Il s'agenouilla sur la moquette ensanglantée. Sur ses vieilles joues roulaient des larmes.
« C’est vous qui aviez raison. Il n'y a que la vie qui compte. Jadis, vous l'avez rendue au jeune maître. Je vous demande pardon. M'entendez-vous ? »
Au désespoir, il attrapa l’ourlet de sa jupe longue.
« Pardon, Victoria. »
17 commentaires
Tonie Mat N’zo
-
Il y a 8 mois
camillep
-
Il y a 9 mois
mariecolley
-
Il y a 9 mois
Dixy
-
Il y a 9 mois
SuperShark
-
Il y a 9 mois
Mad May
-
Il y a 9 mois
Mad May
-
Il y a 9 mois
Gaëlle K. Kempeneers
-
Il y a 9 mois
Mad May
-
Il y a 9 mois
Manon Graulier
-
Il y a 9 mois