Fyctia
Un passé lumineux
Noah Hamilton:
Il était bientôt minuit et l'agitation de cet après-midi avait éteint partiellement mon traître de cerveau. Pris dans la précipitation de mon réveil étrange, dans cette chambre d'hôtel, j'avais, l'espace de quelques heures, arrêté de penser. Mon attention était focalisée sur ma fuite, dans l'urgence. Je devais récupérer ma voiture, appeler George, le vice président d'Hamilton Industry, rassurer ma tante, retravailler des contrats, contacter nos partenaires. Une montagne d'obligations m'était tombé dessus. Montagne qui, une fois gravie dans son intégralité, me laissait maintenant seul, bras ballants. Avec rien d'autre que le silence de mon appartement pour distraction. Rien d'autre que des idées noires comme compagnie. Voilà, ce que je redoutais le plus. Le néant. Cet isolement pesant. Cette solitude avec laquelle je ne pensais pas vivre un jour. Je n'aurais jamais imaginé avoir une telle colocataire.
Installé sur le canapé en cuir de mon loft, j'allumai la stéréo sur ma droite, puis glissai la petite clef USB avant d'appuyer sur le bouton play. Ça ne démarrait pas maintenant. Tout commencait à 1 minutes 52. Comme si ce laps de temps de silence avait toujours été calculé. Comme si ces quelques secondes avaient toujours été là pour une seule et unique raison. Celle de me donner le choix de faire encore marche arrière. De m'accorder le temps de me rétracter. Mais comme à chaque fois, je ne le faisais pas. Au contraire, je profitais de ce moment pour me lever et récupérer un verre que je remplissais de Whisky hors de prix avant de me rasseoir. J'avalai une longue gorgée qui aussitôt brûla mon œsophage avec soulagement. De ma poche de costume, je sortis une cigarette et la portai à mes lèvres avant de l'allumer.
J'inspirai une profonde bouffée, comme si ma vie en dépendait, et m'affalai plus encore dans le canapé. La tête contre le dossier, dirigée vers le ciel, je fermai les yeux.
Et alors tout commençait.
Les rires, les discussions, les engueulades.
Je connaissais cet enregistrement par cœur.
-Noah ! Avion ! Fais l'avion !
-Hum... Est-ce que tu as été sage aujourd'hui ? Maman ! Léane, est-ce qu'elle a été gentille avec toi aujourd'hui ?
-Maisssss... Noah ! Je suis toujours gentille !
-Ça c'est pas sûr ! Il paraît que tu as fait un caprice pour une glace !
-Charles ! Chéri ! Tu es rentré ! Alors, comment s'est passé ta réunion ?
-Voulais juste une glace Nono... Maman a puni... Alors ?
-Alors quoi ?
-Alors fais Av... Ahhhhhhhhh ! Plus haut Noah ! Vrouummm ! Encore ! Oh ! Tata regarde je vole !
-Profites-en ma puce ! Parce que vu comme tu grandis vite, ton frère ne risque pas de pouvoir te porter encore longtemps !
-Eh ! Même quand elle aura 20 ans je serais toujours capable de la faire voler !
-Vu comme mon fils est un sportif, je suis sûr qu'il pourrait faire la même avec moi ! Elena, ma sœur ! Content que tu sois là ! Comment va Eric ?
-Tu fais 100 kilo Charles ! Même un bodybuildeur aurait du mal à te soulever ! Eric va bien ! Il ne va pas tarder à arriver !
-Simon ! Viens dire bonjour au lieu de filmer ! Toujours avec sa caméra celui-là...
-A table !
-Y aura de la glace maman ?
-Léane... Déjà mange l'entrée et le plat.. Et on verra pour le dessert !
-C'est pas juste...
-La vie n'est pas juste !
Non... La vie n'était pas juste. Et je n'avais jamais été autant dans le vrai que ce soir là. La vie était cruelle. Pire encore, elle était odieuse, fourbe, douloureuse. Elle vous donnait du bonheur, avec sadisme, se délectant de vous voir vous en nourrir, vous observant l'embrasser, le toucher, pour vous le reprendre aussi sec. La vie était une psychopathe. Un monstre. Une illusion. Une idée fausse. Car la vie pouvait tout vous enlever d'un moment à l'autre. Tout ce qui faisait battre votre cœur. Tout ce qui vous gardait hors de l'eau. Tout ce qui faisait votre joie. Et maintenant immergé dans cette eau, alors que l'air ne passe plus dans nos poumons, que l'on suffoque, que l'on souffre, on tend la main. On essaye tant bien que mal de la sortir, de libérer ses doigts, de les mener jusqu'à la surface. Et lorsqu'on y parvient, on attend. On attend encore de la vie un peu de clémence. On prie pour qu'elle ne nous ait pas totalement oublié. On attend qu'elle vienne la prendre cette main, qu'elle s'en empare, qu'elle tire dessus de toutes ses forces pour nous rendre enfin notre souffle. Mais elle ne vient pas. Elle l'ignore. Elle la voit. Elle la sent s'agiter, se fatiguer, rendre les armes. Mais elle se contente d'ignorer. Attendant sûrement qu'elle se fatigue. Attendant le spectacle de l'abandon. Attendant que je coule.
La vie me regardait couler. Sans rien faire.
L'enregistrement touchait à sa fin. Et comme toujours, les larmes scellaient cet instant.
A bout de souffle, je tentai de chasser la douleur. J'en étais incapable. Je n'y arrivais jamais. J'essayai de penser à autre chose, allumant la télévision sur n'importe quelle chaîne. Mais qu'importait ce que j'avais sous les yeux, tout me faisait penser à eux. Une petite fille à l'écran me rappellerait toujours Léane, ma sœur. Un match de basket, mon frère, Simon. Une série télévisée, ma mère. La chaîne d'information, mon père. Une publicité de glace, une caméra, un rire, une famille, des cris, des pleurs... Tout ce que je n'avais plus.
Soudain, mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Et cette distraction soudaine me fit soupirer de soulagement. Tout était bon pour oublier. Penser à autre chose. Un appel du travail, même à minuit, un fournisseur, un client mécontent, un partenaire tout à coup hésitant, ma tante et ses histoires sans queue ni tête. Mon meilleur ami, Chen, et ses conquêtes. Tout ce qui pouvait me détourner de mes pensées, tout ce qui pouvait m'occuper l'esprit, me réjouissait, aussi ennuyeux cela pouvait il être.
Lorsque je rivai mes yeux sur l'écran, il s'agissait là d'un numéro que je ne connaissais pas. Et sur ce téléphone, personne ne pouvait me contacter. Du moins personne qui m'était inconnu. Alors, même une erreur de numéro, tant pis, serait une bonne distraction.
1 commentaire
Bison.rav1
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Il y a 7 ans