Éléonore Garnett À travers les lignes Chapitre 9

Chapitre 9

Emma fixait l’écran projeté au mur comme si elle pouvait le faire crasher par la seule force de sa volonté.


— Cinq jours, marmonna-t-elle. Cinq jours pour bricoler un ersatz d’intelligence émotionnelle. J’espère qu’ils aiment les PowerPoint animés.


Alex, debout à côté d’elle, les bras croisés, haussa un sourcil sans se départir de son calme.


— Ce n'est pas un ersatz. C’est… une version précoce, très précoce, mais qui a du potentiel et du charme.


— Donc si je traduis, une illusion avec des scripts bancals.


— Tu as oublié les bugs poétiques, ajouta-t-il avec un demi-sourire.


À ce moment-là, la porte s’ouvrit dans un léger grincement. Jules passa timidement la tête, un sourire aux lèvres et un thermos à la main.


— Je ne vous dérange pas ? J’ai ramené du carburant et mes attentes pas trop élevées.


Emma releva à peine la tête, mais un coin de sa bouche tressaillit.


— Parfait, c’est exactement le niveau de foi qu’il nous faut.


— Nous n'avons eu que cinq jours, pas cinq mois, souffla Alex. On n'est pas censé livrer une conscience supérieure, juste un minimum de magie de Noël fonctionnelle.


Jules s’approcha du bureau central, posa le thermos à côté du clavier d’Emma.


— Vous êtes prêts pour la démo, alors ?


Emma haussa les épaules.


— Prêt est un grand mot. Disons : résignés et debout.


Emma s’adossa brièvement contre sa chaise, les bras croisés, les yeux rivés sur l’interface. Elle hochait la tête par automatisme, mais son esprit filait ailleurs.


Cinq jours.


Cinq petits jours pour créer une IA censée simuler l’écoute, l’attention, l’émotion.


N’importe qui avec un minimum de bon sens technique — Mark inclus — savait que c’était un délire. Une vitrine, qu’il disait. Une illusion.


Heureusement qu’il y avait Nick.


Enfin… pas le vrai. Pas celui qui lui manque encore les soirs trop longs. L’autre. L’ombre numérique qu’elle avait continué de coder, de perfectionner, de peaufiner comme on répare quelque chose qu’on ne veut pas réellement lâcher.


Elle avait repris ses anciennes bases. Des morceaux de code qu’elle avait écrits presque machinalement, des mois auparavant, quand elle n’avait plus que ça pour tenir.


Ce qu’Alex pensait, elle n’en savait rien. Peut-être qu’il s’imaginait qu’elle avait passé cinq nuits blanches à réinventer l’empathie en binaire. Peut-être qu’il s’en moquait. Probablement qu’il croyait que son efficacité tenait à sa rigueur.


Il ne savait rien de Nick.


Elle n’était pas prête à lui en parler.


Pas encore.


Elle jeta un œil vers Jules, toujours debout, l’air curieux, un peu nerveux.


De plus, il allait falloir que ça marche. Au moins un peu.


Parce que ce projet, même bâclé, c’était devenu trop intime pour échouer.


La porte s’ouvrit sur Mark, fidèle à lui-même : café trop chaud à la main, carnet sous le bras, pull de Noël clignotant comme un panneau d’alerte.


— Bon, tout le monde est là ? Bien. On ne va pas perdre de temps.


Il posa sa tasse sans ménagement, leva les yeux vers eux, puis vers Jules.


— Jules, tu veux bien jouer le cobaye pour cette démo ? De plus, tu connais déjà un peu le projet, et tu n’es aucunement impliqué dans son développement. Parfait pour tester la première impression.


— Avec plaisir, répondit Jules en souriant, même si Emma capta une légère tension dans sa mâchoire.


Mark ne s’assit pas tout de suite. Il resta debout, les mains dans les poches, le regard un peu plus sérieux qu’à l’accoutumée.


— Avant qu’on lance quoi que ce soit, je dois être transparent avec vous.


Emma redressa la tête. Alex arrêta de pianoter. Même Jules leva les yeux, attentif.


— Ce projet, Nexus, ce n’est pas juste un joli coup de com'. Ce n’est pas non plus une lubie de fin d’année.


Il marqua une pause, et quand il reprit, sa voix avait changé de ton.


— La boîte négocie actuellement un rachat. Pas une fusion. Un rachat. Alors, on a deux mois pour prouver qu’on est capables d’innover sur un produit qui attire autant les investisseurs que les partenaires sociaux.


Un silence s’abattit. Emma sentit un nœud se former dans son estomac.


— Et ça… c’est notre meilleure chance, reprit Mark. S’ils mordent à Nexus, on garde la main. Sinon, on risque d’avoir des coupes sèches. Très sèches.


Il passa une main dans ses cheveux, fatigué pour la première fois depuis longtemps.


— Je ne veux pas perdre une seule personne ici. Pas vous. Pas les autres. Mais, je ne pourrai rien faire si on n’a rien à montrer.


Il se tourna vers Jules.


— Alors fais comme si tu étais un utilisateur lambda. Et, surtout… sois honnête.


Jules hocha doucement la tête. Il s’approcha de l’ordinateur central et s’installa face au micro, un peu plus raide que d’habitude.


Emma lança l’environnement, les lignes de code défilèrent. L’écran afficha le logo de Nexus, encore un peu tremblant sur les bordures. Nelly l'avait créé avec plaisir pour eux.


— C’est prêt, murmura-t-elle à la tension palpable dans sa voix


Mark hocha la tête. Alex, à ses côtés, croisa les bras, le regard fixé sur l’écran. Trop calme. Trop en attente.


— Ok, Jules, c’est à toi, dit Mark. Pose une question. Quelque chose de simple.


Un silence. Puis Jules se pencha un peu.


— Salut… Nexus ? es-tu là ?


L’écran mit quelques secondes à réagir. Trop longtemps. Emma sentit son cœur se crisper.


Enfin, la voix de Nexus, douce, un peu métallique, mais stable :


— Bonjour. Je suis là. Comment te sens-tu aujourd’hui ?


Soulagement collectif.


— Plutôt bien… je crois, réponds Jules. Mais un peu stressé. C’est ma première fois ici.


— C’est normal. Les premières fois viennent toujours avec un peu de flottement. Tu veux qu’on discute, ou que je t’écoute en silence ?


Alex esquissa un sourire discret.


Emma sentit ses épaules se desserrer un peu. Juste un peu.


— Je dirai discuter ! Alors, tu veux savoir quoi ? demanda Jules, presque amusé.


— Ce qui te réconforte en hiver.


Il y eut un blanc. Puis Jules répondit :


— Le chocolat chaud. Et… les playlists de mon père. Très discutables, mais pleines de souvenirs.


— Ce qui réchauffe le cœur n’a pas besoin de plaire à tous. Seulement à toi.


Il y eut un silence, cette fois-ci non prévu par les scripts.


Emma fronça les sourcils. Ce n’était pas une phrase codée. Pas à sa connaissance. Elle chercha dans les logs. Rien. Ce n’était pas d’elle.


Pourtant, la voix de Nexus reprit, plus douce, presque humaine :


— Parfois, c’est ça qu’on oublie. Ce qu’on garde pour soi vaut souvent plus que ce qu’on essaie de montrer.


Jules cligna des yeux. Un instant, il sembla désarçonné.


— C’est… surprenant.


Alex sentit un frisson lui remonter la nuque.


Emma, elle, était resté figé. Elle se penchait déjà vers son clavier pour chercher d’où venait cette phrase.


Mais, Mark, lui, souriait.


— C’est exactement ce que je voulais.


Jules tourna la tête vers Emma, un sourire timide au coin des lèvres.


— Tu voudrais fêter ça, après ? Juste toi et moi.


Elle hésita, le regard glissant un instant vers Alex, qui détournait déjà les yeux.


— Pourquoi pas, souffla-t-elle.

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1 commentaire

lovelover

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Il y a 9 jours

J’ai adoré la tension qui monte progressivement, on sent bien le poids de l’enjeu sur Emma et son équipe.
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