Mélanie Chloé Sevilda À la croisée des chemins La Photo

La Photo

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Je ne sais plus qui de moi ou d’Adrien a eu l’idée d’une arrivée en vieille voiture, mais ce qui est sûr c’est que ça n’en était pas une bonne. Couplé au petit chemin de terre qui mène jusqu’à l’église, cela cahote tellement à l’arrière du véhicule, qu’il m’est impossible de me détendre. Et ce n’est pas la cérémonie qui me stresse. Enfin, je ne crois pas. Peut-être un peu. Si je n’avais pas trouvé cette photo… Et puis d’abord, pourquoi est-ce que je l’ai prise avec moi pour le trajet ?

C’est mon colibri, perché sur mon épaule. On distingue le lac miroir derrière mon dos. On ne voit pas mon visage. Ni la personne qui a pris cette photographie il y a cinq ans. Comme si ce n’était pas moi. Comme s’il n’avait pas existé. Pourtant la photo existe bel et bien.

Je tourne rageusement la manivelle pour baisser la vitre et jette la photo dans la nature. C’est décidé, cette image ne viendra pas m’emplir de doute le jour de mon mariage !

Quelque chose me cingle le front et une ombre me passe devant les yeux. Sur ma robe, mon épaule et le colibri. Le vent m’a rendu ma photo.

— Maintenant, les éléments s’en mêlent ! m’insurgé-je à l’arrière de la voiture.

L’impatient chauffeur me jette un œil narquois dans le rétroviseur.

— Tout va bien, mademoiselle ?

— On ne peut mieux, à part ce fichu vent.

— Un problème avec les vitres ?

— Un problème avec cette photo, dis-je en montrant l’image.

— Un problème avec les souvenirs ?

— Peut-être… Et quand bien même, qu’est-ce qu’un souvenir flou et lointain pourrait changer ?

— C’est ce que vous souhaitez en faire qui peut changer les choses.

Je me rappelle soudain que c’est grand-mère qui a eu l’idée de la voiture. Elle trouvait ça rock’n’roll. Sacré Nana !

— Vous êtes qui déjà ?

— Arthur, l’ami de Nana.

— Ah oui ! Du club de danse. Grand-mère m’avait en effet déjà parlé de vos mauvaises manières.

— Et de mes goûts certains en matière d’automobiles. Ce joli lac, il se trouve où ?

— Le lac ?

— Sur votre photo.

— Oh ! Loin d’ici… Beaucoup trop loin.

— L’amour n’est jamais trop loin.

— Vous parlez toujours en énigmes ?

— Cela amuse beaucoup votre grand-mère.

— Pourquoi est-ce qu’il s’agirait forcément d’amour ?

— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure, ma chère enfant.

— Vous n’êtes pas censé regarder la route ?

— Ne jetez plus rien par la fenêtre, mademoiselle. Ni les photos ni les souvenirs.

Ce vieux schnock a raison. Je n’aurais pas dû essayer de me débarrasser de cette photo et il s’agit bien d’amour.

Non. Une amourette de vacances.

— Choisissez bien vos mots, ajoute Arthur.

— Arrêtez de lire dans mes pensées !

— Nana dit aussi cela de temps en temps. Mais sur un ton plus agréable.

Je lui tire la langue et retrouve mon mutisme de début de trajet. Et je reste seule avec mes pensées. Dangereux.

Ce magnifique lac est en Écosse. Avec Aidan.

Cela fait tellement longtemps que je n’avais pas ouvert la fenêtre sur ce souvenir. Cela fait tellement longtemps que je n’avais pas pensé à Aidan. Il avait presque disparu de ma mémoire. J’avais presque réussi.

Les contours de son visage sont si flous… C’en est frustrant. Si près et si loin.

Quelle idée de penser à ça en un pareil moment ! À une demi-heure de dire oui ! Je me gifle. Un pétale de fleur me dégringole du visage.

— Foutues fleurs. Foutu écrin. Foutue photo. Foutu colibri.

— C’est vrai. Le petit colibri. C’est comme ça que vous appelle Nana quand elle parle de vous. Mais je ne vois pas vraiment le lien.

Est-il en train d’insinuer que je manque de délicatesse ? Je le scrute via le rétroviseur. Il ricane. Pas de doute.

— D’après le colibri Héloïse, le colibri à bec court, je précise.

— Ah ! Ce n’est qu’une histoire de prénom. Et ce colibri sur la photo ?

Le colibri sur mon épaule. Quel moment magique !

Nous avions décidé de passer nos derniers instants ensemble au bord de ce fameux lac, témoin central de notre romance. Aidan ne me conduirait pas à l’aéroport. On repartirait chacun de notre côté après ce rendez-vous et ce ne serait pas un adieu. Mais un « à une prochaine fois ».

— C’était mon dernier jour en Écosse et au moment de partir, ce petit oiseau s’est posé sur mon épaule et n’a plus voulu bouger.

— Il ne voulait peut-être pas que vous partiez.

— Il aurait pu me le dire.

— Les oiseaux, ça ne parle pas.

— Je ne parlais pas de l’oiseau.

— Je sais. Des fois, il ne suffit de pas grand-chose pour que le message que l’on veuille transmettre ne soit pas clair.

— Mmh.

Je comprends pourquoi Nana continue de danser avec ce petit malin d’Arthur : typiquement le genre de personne qui peut rivaliser avec son franc-parler. Je pense qu’elle s’amuse bien plus que ce qu’elle ne l’avoue au club de danse.

Est-ce que je m’amusais plus avec Aidan ? Comment une réponse à cette question pourrait avoir quelconque valeur ? Comment comparer deux mois à deux années passées avec quelqu’un ? Et si la réponse à cette question était oui, doit-elle vraiment être prise en compte ? Qu’est-ce que cela change ?

Nous arrivons enfin devant l’église. Grand-mère m’attend, rayonnante dans son tailleur couleur pêche, pour me donner le bras jusqu’à l’autel.

Arthur descend de la voiture pour m’ouvrir la porte. Il me tend la main et m’aide à m’extirper moi et mes kilos de jupons de sa petite voiture de collection. Nous nous regardons pour la première fois face à face et non au travers du rétroviseur.

— Chère Héloïse, dit-il en me conduisant jusqu’à grand-mère, je vous dis à tout à l’heure pour une nouvelle course.

— Merci, Arthur, dis-je en lui souriant malgré moi.

Il me confie à Nana et leur échange de regards confirme ma théorie. Alors que mon chauffeur retourne à sa voiture, je murmure :

— Tu me caches des choses Nana.

— Ah parce que toi non peut-être ? me rétorque-t-elle avec son œil malicieux. Tu es sublime ma chérie, bien que tu aies l’air d’une grosse meringue.

Je ris et je l’embrasse ; ses compliments ont toujours eu une saveur particulière et j’adore ça. J’ai besoin de Nana dans ma vie, j’aime qu’on me bouscule un peu, Adrien prend tellement soin de moi.

J’attrape délicatement le grenat qui pend à mon cou et prends une grande inspiration.

— Mon petit colibri, nous sommes en avance, si tu veux parler de quelque chose avant d’entrer dans ce bâtiment froid.

— Nana !

— Bah quoi ? Cette vieille pierre grise et tout le monde qui chuchote à l’intérieur… J’ai toujours préféré la réception au mariage.

— Et on se demande bien pourquoi, gourmande que tu es !

— Tu as mis le collier de ta mère, remarque-t-elle soudain.

Émue, grand-mère m’attrape les mains et pose son front contre le mien. Son contact m’apaise un instant, mais elle me pose enfin la question :

— Héloïse, tu es sûre de toi ?

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